Counter-Strike, Counter-Strike: Source (CS:S), Counter-Strike: Global Offensive (CS:GO). Une trilogie de renom, symbole d’un des FPS les plus renommés de l’histoire. Le tableau aurait pu être parfait, mais il y a un hic. La franchise mythique de Valve compte un quatrième jeu. Souvent critiqué, parfois renié, mais jamais réellement oublié, Counter-Strike: Condition Zero (CS:CZ) reste un objet bien particulier.
Tout au long de ses 25 années d’existence, Valve s’est construit une réputation d’éditeur à part dans le monde du jeu vidéo. Le groupe américain a pris l’habitude de surprendre, que ce soit par ses jeux révolutionnaires ou son marketing atypique. Counter-Strike: Condition Zero envoie valser ces bonnes pratiques. En déléguant plus que jamais la phase de conception et en privilégiant la communication au détriment du contenu, Valve a empilé les erreurs. La firme est restée fidèle à une seule de ses caractéristiques : son fameux "Valve time", un espace-temps parallèle qu’elle est la seule à maîtriser et qui lui permet de sortir ses jeux et mises à jour en retard sans le moindre remords.
À l’origine, CS:CZ partait pourtant d’une bonne intention. Gabe Newell, cofondateur et patron de Valve, avait toujours voulu intégrer un aspect solo à Counter-Strike. Créé en 1999 par deux fans de modding, Minh Le et Jess Cliffe, le jeu d’origine ne possède en effet ni histoire ni scénario : il n’existe qu’à travers l’affrontement de ses participants, qui se battent pour faire exploser une bombe ou sauver un otage. "L’intention originale derrière Counter-Strike: Condition Zero est restée assez similaire tout au long de son développement : créer une expérience solo convaincante, tout en ajoutant une nouvelle dimension au multijoueur", expliquait Jess Cliffe fin 2003.
À l’époque, Valve ne place cependant pas ce projet en tête de ses priorités. La plateforme Steam ainsi que le moteur physique Source accaparent toute l’attention en interne. Ce dernier doit notamment servir à élaborer une suite directe, Counter-Strike 2, à laquelle participe Minh Le, mais qui sera finalement annulée.
Plutôt que de développer CS:CZ lui-même, comme il en a l’habitude, le groupe va donc transmettre sa réalisation à un autre studio. C’est là que les ennuis commencent.
Un studio, deux studios, trois studios...
L’heureux élu s’appelle d’abord Rogue Entertainment, une société connue pour ses extensions sur Quake. Gabe Newell expliqua à l’époque, dans les commentaires d’un article de Voodoo Extreme – un site américain spécialisé dans les jeux vidéo –, que Rogue Entertainment était elle-même venue proposer ses services à Valve. L’idée de plancher sur ce "Counter-Strike solo" arrive rapidement sur la table. "Ils étaient enthousiastes, alors on a commencé à les payer pour qu’ils le développent", s’amuse le boss. La production est lancée début 2001.
À peine un mois plus tard, premier coup dur. Jim Molinets, le producteur de Rogue en charge du projet, quitte le studio pour partir chez un concurrent, SCE San Diego. Valve s’inquiète de la nouvelle et rompt l’accord avec son partenaire. Pour se venger, Rogue dévoile, sans l’accord de Valve, plusieurs détails sur ce qui avait déjà été confectionné pour ce nouveau jeu. L’occasion d’apprendre que Condition Zero devait contenir une arbalète ou une ceinture explosive et de se dire que, finalement, ce n’est peut-être pas plus mal si cette mouture n’a jamais vu le jour.
Valve n’abandonne pas son idée après cette première mésaventure. L'éditeur veut cette fois-ci limiter les risques et refile le bébé à Gearbox Software, un studio avec lequel il a déjà collaboré sur l’extension Half-Life: Blue Shift. Gearbox décide de ne pas se baser sur ce qu’avait déjà produit Rogue et repart de zéro. L’entreprise prend les choses très au sérieux, allant même jusqu’à faire appel à David Johnston (créateur de Dust, Dust2 et Cobblestone) ou Christopher Auty (à qui l’on doit Inferno, Aztec ou Vertigo), des mappeurs reconnus sur Counter-Strike, pour obtenir un résultat de la meilleure qualité possible.
Le titre prend peu à peu vie et une sortie courant 2002 se profile. Jusqu’à ce que Valve change d’avis. L’approche arcade adoptée par Gearbox pour l’aventure solo ne lui convient plus. La maison-mère préfèrerait un style plus linéaire, plus scripté, et tant pis si Randy Pitchford, cofondateur de Gearbox, trouve que cela rend le jeu ennuyeux.
L’alliance tient jusqu’à l’E3 2002 avant que le prestataire ne claque la porte, officiellement pour se concentrer sur d’autres projets, officieusement parce que sa vision ne s’accordait plus avec celle de son commanditaire. Counter-Strike: Condition Zero n’avait jamais été aussi proche de sa parution. La CPL, Cyberathlete Professionnal League, avait même annoncé des tournois à venir sur cet opus dès l’été 2002. Tout tombe à l’eau.
Inferno de nuit, l'une des originalités de CS:CZ
Retour à la case départ pour Valve. Un troisième studio est appelé à la rescousse, Ritual Entertainment. Pour éviter tout nouveau quiproquo, une consigne simple lui est donnée : ce jeu, "c’est Half-Life qui rencontre Counter-Strike". Facile à dire quand on sait que le premier CS a été créé à partir d’Half-Life, beaucoup moins évident à faire. Ritual Entertainment reprend quelques éléments émanant de Gearbox et façonne le reste à sa sauce. Les mois passent, une nouvelle présentation est effectuée à l’E3 2003 et les rumeurs enflent pour une sortie imminente, autour du mois de juin.
Mais lors des derniers tests, Valve n’est, bis repetita, pas convaincue. Le jeu ne s’avère pas à la hauteur de ses attentes. Les retours de la presse spécialisée, qui avait déjà reçu cette version de CS:CZ en exclusivité, confirment que personne n’est réellement emballé. C’est un nouvel échec. Le titre ne peut pas sortir dans ces conditions. Ritual Entertainment est prié d’aller voir ailleurs. Une fois de plus, Valve doit trouver un moyen de rebondir pour enfin conclure ce projet qui s’est déjà bien trop éternisé.
Sauvé par l’intelligence artificielle
Si le développement de ce nouveau Counter-Strike est plus que chaotique, l’original se porte en revanche toujours très bien. À l’été 2003, un nouveau système de bots, géré par une intelligence artificielle, a été testé en beta et a reçu un bel accueil. Derrière cette évolution se cache Michael Booth, un passionné de CS et d’IA, qui a donné naissance à ces bots dans le cadre d’une collaboration temporaire. Son travail a tellement plu que Valve lui demande s’il ne veut pas reprendre en main Condition Zero au sein du studio qu’il a créé, Turtle Rock Studios.
À l’époque, le garage de Michael lui sert de bureau et accueille ses employés. Basculer sur un projet de l’ampleur de CS:CZ demanderait une métamorphose radicale. Pari relevé. "On a dû recruter du monde en plus, acheter de l’équipement, trouver des locaux, mettre en place une infrastructure spécifique, puis construire et designer le jeu en réutilisant autant que possible le contenu déjà réalisé, étant donné le peu de temps qu’on avait devant nous. Les semaines de 100 heures de travail sont rapidement devenues standards. C’était dur, aucun doute là-dessus", se rappelle Michael.
Et enfin, les opinions s’accordent. L’IA de Turtle Rock va permettre de concevoir un mode solo qui satisfait Valve et prendra le nom de Tour of Duty. Il met le joueur aux prises avec des bots sur les maps traditionnelles du jeu, l’objectif étant de gagner les rounds en remplissant certaines conditions (tuer des ennemis avec une arme précise, remporter un round en un temps limité, etc.). Plusieurs missions davantage scénarisées, développées par Ritual Entertainment et quasiment terminées lorsque le studio s’était vu retirer le jeu, sont incluses à la version finale en tant que bonus sous l’appellation Deleted Scenes.
Fin de partie pour Moses Sepulveda, l’un des antagonistes des Deleted Scenes
Turtle Rock Studios a tellement charbonné que le titre est prêt à sortir dès novembre 2003, quelques semaines après la publication de plusieurs leaks piqués par un internaute s’étant introduit dans le réseau interne de Valve. Ultime imprévu, Vivendi Universal Games, en charge de la distribution internationale, peine à tenir les délais et retarde le lancement du jeu. Valve l’attaquera plus tard en justice et les deux entités iront se défier devant les tribunaux. Au regard de l’histoire de la venue au monde de cet opus, ce n’est presque qu’un détail.
Finalement, le 23 mars 2004, Counter-Strike: Condition Zero est disponible à l’achat, après trois ans d’incessantes évolutions de gameplay et d’approche artistique. Tout ça pour une déclinaison solo, un multijoueur quasiment identique à celui de Counter-Strike premier du nom et la possibilité d’affronter des bots hors-ligne. Par le passé, Valve avait déjà réussi à rendre ses nouveautés un peu plus emballantes. L’accueil reçu par le titre va rapidement appuyer ces doutes.
"Condition Zéro... pointé"
C’est par ce jeu de mot fort inspiré que Gamekult débute son test de ce nouveau Counter-Strike. "Des années de développement, plusieurs studios et un prix de 25 euros pour nous proposer du Counter-Strike avec des bots et des simili-objectifs dont, franchement, on se fiche un peu, c’est quand même dur à avaler", écrit le site qui octroiera à cet opus un médiocre 4/10, soulignant tout de même la qualité de l’intelligence artificielle. Son concurrent jeuxvideo.com sera à peine plus généreux en lui accordant la moyenne, 10/20, fustigeant une durée de vie bien courte pour le mode solo, des graphismes à peine améliorés et, surtout, l’impossibilité d’affronter en multi des joueurs évoluant sur le Counter-Strike "classique", la compatibilité promise par Valve entre les deux jeux n’ayant finalement pas été mise en place.
Bref, n’ayons pas peur des mots, Counter-Strike: Condition Zero est un four. Les mises à jour futures, qui fignoleront les modèles des armes et des personnages et intégreront de nouvelles cartes, ne suffiront pas à redorer son blason. L’intérêt de CS, c’est de pouvoir s’éclater entre potes et de défourailler des inconnus en ligne. Alors, trois ans d’attente pour cette sorte de gros DLC qui n’apporte tout compte fait que des missions solo peu intéressantes, il y a de quoi être déçu.
La grogne sera d’autant plus conséquente que Valve n’avait pas lésiné sur le marketing. Mais là encore, rien ne se passera comme prévu. Les présentations du jeu à l’E3, en 2002 puis 2003 ? Elles ne déboucheront que sur des retards de production, faisant retomber l’attente créée à ces occasions. Les cartes papier à collectionner, incluses avec les précommandes ? Imaginées par Ritual Entertainment, le troisième studio ayant travaillé sur le jeu, elles présentent (logiquement) des éléments de sa version, qui ne sera pas celle finale. Sauf que personne n’a ensuite pensé à actualiser les cartes. Ce qui figure dessus n’est donc en partie plus dans le jeu.
Panini n'a qu'à bien se tenir
La promesse de donner accès à des images exclusives de Half-Life 2 à ceux qui achèteront le titre ? Elle sera respectée, certes, mais les images en question avaient déjà été révélées lors de l’E3 2003, quasiment un an plus tôt... Et la liste ne s’arrête pas là. Une soirée de lancement organisée en décembre 2003 à San Francisco offrait la possibilité de venir tester CS:CZ. Dans les faits, la majorité des joueurs s’étant déplacés ont été éconduits à l’entrée car ils n’avaient pas d’invitation, alors que cette prérogative n’avait été précisée nulle part. De quoi se forger une bien mauvaise image avant même la sortie du jeu.
Développement, marketing, accueil par la presse et la communauté : tout ce qui aurait pu mal se passer s’est effectivement produit. L’histoire de la création de Counter-Strike: Condition Zero est une série d’échecs, de mauvaises décisions et de malchance. Valve a sérieusement entaché sa réputation à l’époque, tant auprès de ses fans que de l’industrie vidéoludique. Abandonner une collaboration avec trois studios différents dans un même projet n’est jamais bien vu, d’autant plus quand cette décision pousse l’un d’eux, Rogue Entertainment, à mettre la clé sous la porte peu de temps après.
Les organisateurs de tournois auraient pu jouer le rôle de sauveurs. Mais personne ne bascula de Counter-Strike 1.6 vers Condition Zero, malgré les changements relativement minimes de gameplay entre les deux versions. "Il n’y avait pas d’attente pour un autre opus à cet époque-là. Il n’y avait aucune hype pour CS:CZ", se rappelle MaT, qui évoluait alors chez *aAa*. Seuls les World Cyber Games (WCG) tenteront le coup lors des finales mondiales de leur édition 2004, à la surprise générale, alors que les qualifications régionales avaient pourtant eu lieu sur 1.6. Les Américains de Team3D (Ksharp, moto, Volcano, Rambo, boms) remporteront ainsi le seul tournoi d’envergure de l’histoire de Condition Zero. Le site Esports Earnings ne recense que trois compétitions sur ce titre : les WCG et deux saisons de l’obscure ligue sud-coréenne Waycos Ongamenet, également en 2004. Sur Liquipedia, la page réservée aux événements Condition Zero n’existe même pas.
"Quand on y pense, et vu le recul que l’on a sur Valve maintenant, ça peut ressembler à du gâchis encore et toujours", regrette MaT. Ni la communauté, attachée au jeu d’origine et qui s’est vite rendue compte que ce petit frère n’était qu’une grossière mise à jour, ni les joueurs de haut niveau, qui n’avaient pas d’intérêt à partir sur un Counter-Strike qu’ils ne connaissaient pas par coeur, ni les organisateurs de tournois, qui n’ont pas voulu prendre le risque de perdre leur audience, ni Valve, qui s’est longtemps peu impliquée dans le suivi de ses titres une fois qu’ils étaient sortis, n’ont fait confiance à Condition Zero.
Ça n'a pas empêché le jeu d’avoir un rôle clé, peut-être un peu malgré lui, dans l’évolution de Counter-Strike et de Valve.
Une étonnante porte dérobée
Les déboires de sa production et la déception des aficionados ne vont pas tant que ça affecter les ventes du jeu. En 2008, Valve évaluait le nombre de copies physiques commercialisées à travers le monde, sans compter celles dématérialisées, à 2,9 millions. À cette date, le premier Counter-Strike avait été distribué à hauteur de 4,1 millions d’exemplaires, avec quatre années de plus au compteur. Sur ce point, CS:CZ s’en tire plutôt très bien.
De nombreux cybercafés ont installé cette version plus récente lorsqu’elle est apparue afin de proposer à leur public le contenu le plus frais possible. Des dizaines de milliers de joueurs ont découvert la franchise Counter-Strike sur ce titre, choisissant simplement de débuter sur le dernier paru et se fichant bien que la grenade explosive fasse beaucoup plus de dégâts que sur son ancêtre ou que les wallbangs ne soient plus aussi présents. Tout ce que voit un nouveau venu, c’est du CS, puisque les racines du jeu n’avaient pas bougé. C’est ainsi que certains futurs noms reconnus firent leurs premières armes sur cet opus, comme bodyy, passé chez G2, ou Uzzziii, demi-finaliste en Major avec Team-LDLC à l’ESL One Cologne 2014. Un ladder ESL dédié verra même le jour au fil des ans, accueillant des équipes, certes d’un niveau assez faible comparé à 1.6, en quête de compétition.
Les WCG 2004, l'unique événement qui osa Condition Zero
Le mode solo va également s’avérer très utile à une époque où le net illimité et à haut débit n’était pas encore démocratisé. Disponibles même hors-ligne, les missions initialement jugées si ennuyeuses vont servir de terrain de jeu originel à bien des néophytes. Les bots et leur intelligence artificielle acclamée hanteront les cauchemars de nombreux débutants pendant longtemps. Condition Zero n’a peut-être pas conquis les habitués, mais il a su remplir son rôle auprès d’un public qui ne connaissait pas encore Counter-Strike ou n’était pas attiré par l’aspect multijoueur.
Ce titre ne fera donc pas que des malheureux, au contraire. Turtle Rock Studios, le quatrième et dernier studio ayant repris les rênes du développement, séduira tellement Valve que les deux acteurs collaboreront à nouveau sur Counter-Strike: Source et Left 4 Dead. Le groupe basé à Seattle ira même jusqu’à officiellement racheter son partenaire en 2008. Il le renommera Valve South, avant que Turtle Rock ne redevienne indépendant deux ans plus tard, ce qui ne l’empêchera pas d’être impliqué dans les prémices de la création de Left 4 Dead 2 et de Counter-Strike: Global Offensive.
En plus de gagner un nouvel allié, Valve tirera une sacrée leçon de cette aventure. Plus jamais la firme américaine ne laissera autant le développement d’un de ses jeux entre les mains d’organisations tierces. L’expérience Condition Zero n’a pas signifié un arrêt de ses collaborations, qui se poursuivront à l’avenir (avec le sud-coréen Nexon pour Counter-Strike Online, une version pensée pour l’Asie, ou avec Hidden Path Entertainment pour CS:GO), mais Valve s’est toujours assurée de garder un oeil bien plus attentif sur le travail de ses associés.
Condition Zero sera toujours un peu à l’écart du triptyque CS - CS:S - CS:GO. Il ne put s’octroyer le rôle de pionnier, tel le premier. Il ne fut pas le symbole de la bascule vers un nouveau moteur physique, comme le second, qui fera naître sa propre scène compétitive en parallèle de 1.6. Et il ne bénéficia jamais du statut acquis par le troisième, qui parvint à réunir deux communautés et à être considéré comme l’un des titres majeurs de l’esport actuel.
Pour autant, impossible de faire comme s’il n’existait pas. Alors, autant le prendre pour ce qu’il est : un objet vidéoludique pas à la hauteur des attentes, résultat d’un développement et d’une promotion plus que tumultueux, mais qui fit de son mieux pour populariser un peu plus Counter-Strike.
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