Lors du premier week-end d’août, les États-Unis ont connu l'horreur, une fois de plus, avec deux tueries de masse à El Paso (Texas) et Dayton (Ohio). Relançant le débat sur la circulation des armes dans le pays, ces événements tragiques ont aussi vu ressortir une discussion tristement classique dans ces moments, à savoir le fait qu’un des deux tueurs jouait aux jeux vidéo. Il n’en fallait pas plus pour que, quelques heures après le massacre, la chaîne ultra-conservatrice Fox News et certains politiciens républicains de premier plan s’emparent de l’argument. Encore.
Si vous suivez un peu l’actualité, vous savez que cette rhétorique n’a rien de nouveau. Parmi les cas les plus célèbres, on se rappelle du tueur du collège de Columbine, en 1999, dont la violence avait été attribuée à sa passion pour Doom. Plus récemment, lors du massacre de l’école élémentaire de Sandy Hook, certains médias avaient relevé que le meurtrier jouait aussi aux jeux vidéo. À Dance Dance Revolution, pour être précis. Ces arguments, repris ad nauseam par une partie des "experts" médiatiques, trouvent une certaine résonance auprès d’un public non-averti et peu porté sur la question vidéoludique. Alors la prochaine fois que votre tante qui regarde BFM TV et écoute RMC vous expliquera qu'à force de tirer sur des gens pour de faux, c'est pas étonnant que certains le fassent pour de vrai, vous pourrez lui envoyer cet article.
De fait, depuis plus de vingt ans, la question du lien entre jeux vidéo et violence occupe de nombreux chercheurs et psychologues, qui tentent de comprendre les effets possibles de la pratique vidéoludique sur les comportements déviants. Malheureusement, la plupart de cette littérature scientifique est inaccessible pour le commun des mortels. Non seulement leur lecture est payante à des tarifs prohibitifs mais, quand bien même vous feriez chauffer la carte bleue pour y accéder, vous vous retrouveriez face à une majorité d’articles en anglais, souvent écrits avec un vocabulaire peu lisible et des notions très pointues. Heureusement, VaKarM est là pour défricher tout ça et montrer que, dans l’état actuel des recherches, il n’existe pas de consensus scientifique sur l’existence d’une corrélation entre pratique des jeux vidéo et violence.
Causalité, corrélation, kézaco ?
Un point de vocabulaire avant de rentrer dans le vif du sujet. Le noeud du problème sur le sujet repose sur la notion de corrélation. En statistique, deux variables sont corrélées lorsqu’il est possible de montrer qu’elles sont liées dans leur évolution. Néanmoins, ce lien ne prouve pas une relation de cause à effet. Par exemple, il est possible de montrer qu’il existe une corrélation entre le nombre de personnes mourant de noyade dans une piscine chaque année et le nombre de films dans lesquels Nicolas Cage apparaît les mêmes années. Ce n’est pas pour autant que vous seriez capable de prouver un lien de cause à effet, à savoir que l’un est la cause directe de l’autre. Le fait que deux variables suivent les mêmes courbes ne signifient pas qu'un lien de causalité les unit.
Pour pallier cette faiblesse, on utilise généralement des coefficients de corrélation qui permettent de juger de la force d’une corrélation, c’est-à-dire de la force du lien entre deux variables. Cette recherche de corrélation forte est au coeur des travaux en psychologie qui nous intéressent ici, et de pans entiers des sciences humaines et sociales en général. En effet, la complexité du comportement humain et des faits sociaux qui l’entourent rend très compliquée la recherche de relations de cause à effet telles qu’on les observe dans la nature : s’il est facile de montrer pourquoi un objet lâché tombe au sol, et donc d’identifier une cause et un effet, quid d’un phénomène comme la violence ? Comment faire le tri parmi les multiples facteurs et influences pour isoler un unique lien de cause à effet ?
Image non-contractuelle d'un chercheur en sciences sociales essayant d'augmenter son coefficent de corrélation
Dès lors, on essaye plutôt d’établir des corrélations plus ou moins fortes pour comprendre ces processus compliqués. Cela ne rend pas ces disciplines moins scientifiques dans leur démarche, simplement plus prudentes dans leurs résultats.
Les premiers tâtonnements de la recherche
Le phénomène commence à être étudié à la fin des années 1990 et au début des années 2000, sous l’impulsion d’affaires médiatiques telles que la tuerie de Columbine. À cette époque, la recherche sur le sujet n’est encore qu’à ses balbutiements et les premières études tendent à montrer l’existence d’une corrélation entre violence et jeux vidéo. Ce sont, encore aujourd’hui, des études souvent citées par les personnes défendant ce point de vue. Ainsi, une expérience de 2000 montrait un lien entre les jeux vidéo violents et l'agressivité1 alors que deux ans plus tôt, Steven Kirsch observait une différence de comportement entre les enfants jouant à des jeux violents et les enfants jouant à des jeux non-violents2. D’autres articles, comme celui de Funk en 2003, montrent la possibilité d’une désensibilisation à la violence par la pratique des jeux vidéo3.
Ce consensus trouve un large écho en 2005 suite à un communiqué de l’American Psychology Association, qui reconnaît l’existence d’un lien entre violence et pratique vidéoludique. Il culmine en 2010, avec un papier de référence où Anderson et ses collègues affirment posséder "suffisamment de preuves que l’exposition aux jeux vidéo violents est un risque causal d’accroissement de l’agressivité"4. Cette méta-analyse, c’est-à-dire une analyse de l'état de la recherche sur le sujet, sera immédiatement critiquée pour ses biais dans la sélection partiale des études prises en compte et le faible contrôle des variables autres que l’exposition aux jeux vidéo violents lors des expériences considérées.
Beaucoup de gens ont sérieusement défendu l'idée que ceci pouvait mener à une tuerie de masse dans la vraie vie
C’est aussi à ce moment là que l’unanimité de façade se fissure, avec des études de plus en plus pointues et diverses qui remettent en cause les résultats précédents. Une première expérience, en 2007, n’observe pas de changements de comportement chez des personnes ayant joué à Quake II5. Puis, à partir de 2010, une déferlante de publications vient montrer que la plupart des corrélations précédemment établies reposent sur des méthodologies de recherche douteuses, notamment dans la constitution des échantillons et le déroulement des expériences.
Il n’existe pas de lien avéré entre jeux vidéo et violence
Dès 2008, Ferguson et son équipe proposent un travail dont les résultats "remettent en question la croyance commune que l’exposition aux jeux vidéo violents cause des actes de violence"6. Ce même Ferguson insiste en 2014 en montrant même que, à l’échelle de la société, la criminalité décroît alors que la consommation de jeux vidéo augmente. Il publie aussi, en 2015, une méta-analyse sur la question. Se basant sur 101 études différentes, il affirme que "l’influence des jeux vidéo sur l’augmentation de l’agressivité, la réduction des comportements de socialisation, la chute des résultats scolaires, les symptômes de dépression ou encore le déficit d’attention est minime"7. En 2015, Breuer et ses collègues, travaillant sur des jeunes de 14 à 21 ans, indiquent que "l’utilisation de jeux vidéo violents n’est pas un prédicteur pertinent d’agressivité physique pour les adolescents et les jeunes adultes"8.
L’étude de McCarthy et consorts (2016) déclare que "l’hypothèse selon laquelle jouer à des jeux vidéo violents augmenterait les tendances agressives n’est pas vérifiée"9. Dans la même veine, DeCamp (2015) montre que "en comparaison avec les autres facteurs de risque, les effets [des jeux vidéo] sont relativement faibles"10. Ces résultats sont confirmés en 2019 par une étude de Przybylski et Weinstein, qui conclut qu’il "n’existe aucun point de bascule liant pratique des jeux vidéo violents et comportement agressif"11. Ce même Przybylski montrait, en 2016, les effets positifs des jeux vidéo, tous types confondus. Sur les jeux en ligne compétitifs, nos préférés, il affirmait ainsi que "les étudiants [de l’expérience ayant joué à ce type de jeu] étaient plus stables émotionnellement et avaient de meilleures relations avec leurs camarades de classe"12. Quand la science va à l’encontre de nos expériences quotidiennes de matchmaking...
Ainsi, en 2019, il est impossible d’affirmer qu’il y a un consensus scientifique sur l’existence d’une corrélation entre la pratique des jeux vidéo et la violence. En d’autres termes, les dizaines, voire les centaines de recherches menées sur le sujet n’ont pas réussi à établir, au-delà de tout doute raisonnable, la preuve d’un lien entre le fait de jouer à CS et le fait d’aller tuer son voisin.
TaZ, montrant qu'on peut se tirer dessus à l'arme virtuelle et se respecter mutuellement
Soyons honnêtes, la plupart des visiteurs de ce site sont probablement déjà plus ou moins convaincus de ce que la recherche scientifique soutient aujourd’hui, à savoir qu’il est impossible de tracer un lien clair entre pratique du jeu vidéo et violence. De fait, les jeux vidéo semblent souffrir de l’effet de nouveauté médiatique qu’ont pu connaitre d’autres formes d’expression culturelle, comme le rock'n'roll ou le hip-hop en leur temps. Des mouvements incompris, parfois transgressifs, moyens idéaux d’expliquer de façon simpliste les comportements des nouvelles générations. On explique les tueries de masse avec Doom comme on expliquait la délinquance avec NTM il y a 30 ans et la dépravation sexuelle avec Elvis Presley il y a 70 ans. C’est rapide, c’est pratique et ça permet d’éviter une vraie discussion sur les causes profondes.
Alors on ne convaincra probablement pas les éditorialistes rabougris avec des revues de littérature scientifique, mais si le message peut déjà passer auprès de votre tante, ce sera une première bataille de gagnée.
Références citées
1 Anderson, C. A., Dill, K. E. (2000). Video games and aggressive thoughts, feelings, and behavior in the laboratory and in life. Journal of Personality and Social Psychology, Vol 78(4), 772-790.
2 Kirsch, J. S. (1998). Seeing the world through Mortal Kombat-colored glasses : violent video games and the development of a short-term hostile attribution bias. Childhood, vol 5(2).
3 Funk, J. B., Buchman, D. D., Jenks, J., Bechtoldt, H. (2003). Playing violent video games, desensitization, and moral evaluation in children. Applied Developmental Psychology Vol 24, 413-436.
4 Anderson, C. A., Shibuya, A., Ihori, N., Swing, E. L., Bushman, B. J., Sakamoto, A., Rothstein, H. R., Saleem, M. (2010). Violent video games effects on aggression, empathy and prosocial behavior in eastern and western countries: a meta-analytic review. Psychology Bulletin, Vol 136(2), 151-173.
5 Unsworth, G., Devilly, G. J, Ward, T. (2007). The effect of playing violent video games on adolescents: should parents be quaking in their boots ? Psychology, Crime and Law, Vol 13(4), 383-394.
6 Ferguson, C. J., Rueda, S. M., Cruz, A. M., Ferguson, D. E., Fritz, S., Smith, S. M. (2008). Violent video games and aggression - Causal relationship or byproduct of family violence and intrinsic violence motivation ? Criminal Justice and Behavior
7 Ferguson, C. J. (2015). Do Angry Birds make for angry children ? A meta-analysis of video game influences on children's and adolescents' aggresion, mental health, prosocial behavior and academic performance. Perspectives on Psychological Science, Vol. 10(5), 646-666.
8 Breuer, J., Vogelgesang, J., Quandt, T., Festl, R., (2015). Violent video games and physical aggression: Evidence for a selection effect among adolescents. Psychology of Popular Media Culture.
9 McCarthy, R. J., Coley, S. L., Wagner, M. F., Zengel, B., Basham, A. (2016). Does playing video games with violent content temporarily increase aggressive inclinations? A pre-registered experimental study. Journal of Experimental Social Psychology, Vol 67, 13-19.
10 DeCamp, W. (2015). Impersonal agencies of communication: Comparing the effects of video games and other risk factors on violence. Psychology of Popular Media Culture, Vol 4(4), 296-304.
11 Przybylski, A. K., Weinstein, N. (2019). Violent video games engagement is not associated with adolescents' aggresive behavior: evidence form a registered report. Royal Society Open Science, Vol 6(2).
12 Przybylski, A. K., Mishkin, A. F. (2016). How the quantity and quality of electronic gaming relates to adolescents' academic engagement and psychosocial adjustment. Psychology of Popular Media Culture, Vol 5(2), 145-156.
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