Rating, nombre de frags d'ouverture, nombre de flashs lancées qui aveuglent l'ennemi, nombre de kills à travers les fumigènes, selon les maps, les années, le type de tournois... Et tout ça, ce sont uniquement les statistiques à visée individuelle. Il existe également une palanquée de chiffres concernant les équipes, avec évidemment leurs maps les plus jouées et leur taux de succès dessus, mais aussi les bombsites privilégiés sur chacune en attaque, les grenades les plus lancées par certaines formations, et l'on pourrait continuer longtemps.
Bref, le nombre de statistiques disponibles sur la scène CS:GO est phénoménal, à en faire pâlir les ligues américaines que sont la NBA ou la MLB, pourtant bien dotées sur cette question. Ces statistiques sont disponibles via des sites grand public, dont évidemment HLTV, mais aussi certains plus spécialisés, tels SixteenZero ou Stay In Pit. Et si elles sont généralement utilisées pour analyser la scène professionnelle (équipes et joueurs), l'apparition du nouveau Panorama UI permet désormais à chacun de se faire son petit débriefing d'après-match. Dans le scoreboard sont désormais inscrits l'ADR (moyenne de dégâts par round), le pourcentage de headshots, le nombre d'ennemis aveuglés par ses flashs, le nombre de dégâts infligés à l'aide de grenades et le ratio (nombre de frags divisés par nombre de morts), en plus des traditionnelles indications de frags, d'assistances et de morts.
Le top 5 des meilleurs ouvreurs sur Inferno en 2018 en lan, parmi les équipes du top 30 monde.
On est déjà sur une statistique plutôt poussée (crédit : HLTV)
Vous l'aurez compris, les statistiques sont partout, qu'importe le niveau de jeu. Pour les équipes professionnelles, elles sont mêmes devenues un élément essentiel dans leur préparation afin d'anticiper au mieux toutes les forces et habitudes de leurs adversaires :
Les équipes ont accès à divers outils privés qui leur fournissent des statistiques et des analyses poussées sur leurs adversaires comme sur leurs propres habitudes.
Je ne vois aucune raison que cela s’arrête si CS continue de grandir, parce que plus les enjeux seront gros, plus cela justifiera que les équipes tentent de chercher même le plus petit des avantages, et connaître les habitudes de leurs adversaires en est un gros. Avec ça en tête, oui, il est nécessaire pour les équipes qui tentent de grimper de commencer à faire ce genre de choses si elles ne le font pas déjà, car autrement elles n’auront qu’une infime chance de rattraper les grosses équipes et de rester au top si elles n’incorporent pas ces outils dans leur jeu. Petar "Tgwri1s" Milovanovic, copropriétaire d'HLTV et auteur du top 20 annuel des meilleurs joueurs |
À l'heure où les tournois se succèdent à un rythme effréné et où le temps dédié à la préparation se réduit, avoir accès à ces données chiffrées peut aussi être un atout indéniable. Pour Christopher Sardegna, cofondateur du site spécialisé SixteenZero, "il n'y a tout simplement pas le temps de passer des heures à analyser des démos entières entre chaque match. Des raccourcis sont donc nécessaires." Ces raccourcis, qui permettent d'avoir une première idée sur les préférences de l'adversaire ou les manies d'un joueur à sa pose, ne sont pas exhaustifs, mais ils peuvent aider : "Regarder des matchs en 2D (vus du dessus) ou via les démos sera le plus gros de la préparation, mais il est possible de gagner en efficacité en utilisant l'analyse statistique pour aider et améliorer ce processus".
Fournir des données concrètes aux équipes et aux joueurs apportera de la profondeur à leur préparation et permettra ainsi de hausser le niveau de compétition, un peu comme l'ajout des coachs dans les équipes professionnelles l'a fait ces dernières années.
Christopher Sardegna, cofondateur du site spécialisé en statistiques pour CS:GO SixteenZero |
Et tout cela est déjà possible actuellement, alors même que "les statistiques d'aujourd'hui sont loin d'être parfaites, il y a de nombreuses actions qui ne sont pas enregistrées, et qui de ce fait ne sont pas bien modélisées. Il y a encore du chemin avant d'approcher la saturation des statistiques sur CS:GO". Tgwri1s abonde dans ce sens en arguant "qu’un jour peut-être, il sera possible et intéressant de déterminer qui lance les meilleurs fumigènes, qui se sacrifie le plus pour l’économie de l’équipe, quel round fut le plus important dans un match, ou encore qui a eu les kills les plus inutiles."
Dans le monde professionnel, les statistiques ont donc déjà toute leur place, et cela devrait encore s'accentuer si la scène poursuit son évolution. Utiles aux équipes, elles le sont aussi pour le public, qui peut analyser un peu plus en profondeur, à son niveau du moins, les performances des équipes et joueurs. Chacun peut anticiper les cartes probables d'un affrontement à venir entre deux formations, admirer l'efficacité des flashs lancées par un joueur en particulier, ou remarquer qu'un autre est bien meilleur ouvreur que ce que son nombre total de kills peut laisser penser.
FalleN est un IGL d'exception et un sniper fou, mais aussi le meilleur lanceur de flash du top 30 monde en lan en 2018, avec un temps d'aveuglement moyen par round infligé aux ennemis de 2,96 secondes
Évidemment, tous les spectateurs ne feront pas l'effort (ou ne seront tout simplement pas intéressés pour) d'aller voir autre chose que le nombre de frags ou de morts de tous les joueurs, mais la possibilité leur est toujours offerte si l'envie leur prend. Les analystes visibles en lan avant et après les matchs ont aussi ce rôle de "vulgariser" les statistiques, et d'indiquer à l'audience les chiffres importants à remarquer et qui ne sautent pas forcément aux yeux.
On touche ici à la première limite des statistiques : en soi, ces chiffres ne signifient pas grand-chose. C'est parce que quelqu'un va les expliquer, les exploiter, s'en servir, qu'ils vont prendre tout leur sens. Accumuler des statistiques juste pour avoir des centaines de données à disposition n'est pas vraiment utile si personne ne s'en sert. "C’est une chose de savoir quelles cartes un adversaire va veto par exemple, et une autre de pouvoir s’en servir pour gagner un avantage, et c’est probablement là que les coachs de certaines équipes peuvent se distinguer par rapport à d’autres", souligne Tgwr1is.
Pour qu'une statistique ait réellement de la valeur, il faut donc qu'elle soit utilisée, et en plus de cela, qu'elle le soit dans le contexte adéquat. "Certaines choses peuvent ne pas être correctement interprétées dû au manque de contexte — par exemple, sans une base de données suffisante pour comparer et tenter d'interpréter les calls d'une équipe, il est impossible de savoir l'intention ou le but d'un joueur à un certain moment du jeu." Juger la performance d'un joueur sur une seule carte rien qu'à son nombre de frags sans prendre en compte les éventuels changements ayant eu lieu dans l'équipe, son historique sur la carte, les positions qu'il joue ou là où est allé l'adversaire, n'est pas très pertinent.
Lors de la victoire 16-0 d'Astralis contre MiBR au FACEIT Major, Magisk a fini la carte avec un nombre de frags (sept) et un ADR (58,4) bien inférieur à celui de ses coéquipiers. De prime abord, on serait tenté de dire qu'il n'a pas franchement participé au 16-0, et qu'il s'est gentiment fait carry. En réalité, Magisk est le fixe B sur Dust2, la carte de l'affrontement. Et MiBR n'est quasiment jamais allé en B lors de ses 15 rounds d'attaque. Magisk n'a donc presque vu personne. Peut-on alors toujours en déduire qu'il a raté son match ? Un simple visionnage de la rencontre pourrait permettre d'éviter d'arriver à ce genre de conclusion basée uniquement sur le scoreboard.
7ème round, et Magisk est déjà le seul point bleu du radar à jouer en B. Il ne va pas voir grand-monde lors de ce match.
(cliquez pour agrandir)
Cela permet d'amener la deuxième limite des statistiques, à savoir qu'elles ne montrent pas tout. Oui, elles sont de plus en plus nombreuses et précises, mais plein d'éléments leur échappent encore. Par exemple, le fait que Magisk est le fixe B sur Dust2, aucun tableau des scores ne le montrera. Mais ce sont surtout toutes les choses liées à l'humain qui sont ici concernées.
Je dirais qu’il est pratiquement impossible de mesurer des choses comme la communication, l’entente entre joueurs, le travail d’équipe, le leadership, et autres facteurs humains, même s’ils sont une composante importante de n’importe quel sport. La seule information disponible à propos de ces facteurs reste les on-dit que l’on peut obtenir via les joueurs, les coaches, et les cercles rapprochés des équipes, et comme toute information de ce genre, ça ne peut pas être complètement objectif, ni collecté de manière régulière. Donc il n’y aurait pas grand-chose à faire avec ces informations, même si elles étaient traitées comme des données.
Tgwri1s |
Christopher Sardegna parle "d'éléments « intangibles », des choses qui ne peuvent pas être vues de l'extérieur ni mesurées par des statistiques". Ce joueur a un nombre de frags énorme à chaque partie, mais il ne lance aucun stuff et ne donne quasiment pas d'informations. Celui-là est en revanche un coéquipier dévoué, mais pour être honnête, sa puissance de feu est faible et il peine au scoreboard. Dans les statistiques, le premier sera toujours mis en avant mais dans la réalité, le second sera peut-être bien plus précieux pour une équipe.
La situation de mousesports en 2018 est un cas d'école ici. L'équipe écarte STYKO, jugé pas au niveau, et le remplace par Snax, une bête de skill et d'intelligence. Mais quatre mois plus tard, machine arrière toute, mousesports fait revenir STYKO à la place de Snax. Le Slovaque est peut-être intrinsèquement moins fort, avec des statistiques qui ne font pas autant rêver, mais son apport dans la communication de l'équipe est immense. Et ça, aucune statistique n'aurait été capable de le montrer.
Le plus gros problème quand Snax est arrivé a été la communication, mais ce n'était pas forcément de sa faute. Par exemple, il y avait beaucoup de situations, quand STYKO était encore dans l'équipe, où il communiquait pour les autres. Si je rushais le mid et que je ne pouvais pas vraiment parler, il le faisait pour moi et disait aux autres ce qui allait arriver ensuite. Cela a changé quand Snax nous a rejoint. Il communiquait bien de lui-même, et il nous comprenait, mais écarter STYKO nous a fait prendre conscience que notre communication était imparfaite et qu'il était alors pour beaucoup dans le succès que l'on avait eu. suNny |
Évidemment, cet exemple spécifique n'est pas représentatif de l'ensemble des situations possibles. Être un coéquipier modèle n'apporte pas tous les droits, comme le rappelle Tgwri1s : "un joueur va parfois penser qu’un ami ou un bon équipier contribue suffisamment en dehors du serveur pour compenser ses lacunes en jeu, alors qu’en réalité peut-être pas". À un moment, il faut aussi savoir cliquer sur les têtes ennemies. C'est cet équilibre entre puissance et apport collectif, pourtant tellement important, qui est si compliqué à trouver pour chaque joueur et chaque équipe, et que les statistiques seules peinent à mettre en exergue.
shox a toujours voulu jouer avec SmithZz car il trouvait qu'il apportait énormément dans ses équipes, même quand ce dernier peinait statistiquement parlant. Un choix compliqué à comprendre pour les supporters, qui ne voyaient que les résultats moyens s'accumuler... À qui donner raison ? (photo : HLTV)
Les statistiques ne montrent donc pas tout, dont une chose en particulier, c'est là leur troisième grande limite : elles ne prévoient pas l'avenir. Toutes ces données récoltées permettent d'essayer d'anticiper, de tenter de deviner au mieux la manière dont jouera l'adversaire, ce qu'il est le plus susceptible de faire dans certaines situations, mais ce ne sont pas des garanties sûres. Tgwris a une jolie formule pour cela :
Les statistiques ne peuvent toujours pas prédire l’avenir, elles ne sont que des visualisations organisées du passé. |
Et c'est aussi parce que votre adversaire sait que vous avez analysé son jeu et ses préférences qu'il sera susceptible de faire tout autre chose pour surprendre. C'est pour cela que l'on se retrouve par exemple avec un FaZe vs Astralis sur Cobblestone aux IEM Sydney 2017, alors que les deux équipes ne jouaient jamais cette carte. Chacune s'est dit que l'autre allait la bannir, connaissant l'aversion réciproque qu'elles avaient pour le château fort, mais au final, personne ne l'a fait. Et même avec une flopée de statistiques, bien malin aurait été l'analyste qui aurait su prédire un tel véto.
C'est parce que les statistiques ne montreront jamais l'avenir et n'auront pas toujours raison qu'il y aura toujours des comebacks incroyables alors qu'une équipe semblait perdue, des clutchs improbables alors qu'il aurait été bien plus pertinent d'aller économiser ses armes, et des actions de folie nées de l'intuition d'un joueur en dépit de ses faibles chances de réussite de base. "Prendre des décisions qui paraissent complètement aléatoires, dans le feu de l’action, ça restera toujours important, précisément parce que ça ne peut être prédit par aucune sorte de données", conclut Tgwri1s.
S'il avait suivi les statistiques, coldzera n'aurait jamais dû tenter ce shot, parce que les chances qu'il fonctionne étaient ridiculement faibles. On sait ce que ça a donné en réalité.
Les statistiques sont des outils extrêmement pratiques. Elles donnent aux professionnels de nouveaux moyens pour améliorer leur niveau de jeu, elles offrent à tous les joueurs et spectateurs une ouverture sur la profondeur de Counter-Strike et de tous les paramètres à prendre en compte pour devenir meilleur, elles délivrent des clés pour commencer à évaluer le niveau de chacun.
Mais les statistiques ne sont pas pour autant magiques. Elles ne peuvent pas tout quantifier, ne prennent pas en compte l'ensemble des critères qui font de quelqu'un un bon joueur, et ne sont en soi que des données brutes. Sans contexte et autres éléments pour les étoffer, elles ne valent pas grand-chose. Il est nécessaire de s'en rappeler pour ne pas leur donner une place trop importante ou mal les utiliser. Surtout, les statistiques ne régissent pas, et ne régiront jamais le jeu. Cela, ce sera toujours le rôle des joueurs, avec leur imagination comme limite. Et c'est bien pour ça que Counter-Strike, mais aussi tous les autres jeux et sports, sont si plaisants à regarder.
Merci à Tgwri1s et Christopher Sardegna pour leurs réponses,
Ragnarork, Stonz et Miles pour la traduction, et Neysta pour la bannière !
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