Partie 1 : Et Bercy découvrit l'esport
Partie 2 : BTB, WebOne et atLanteam à l'assaut du monde
Partie 3 : La destinée d'un pionnier
Dans quelques semaines, le palais omnisports de Paris-Bercy accueillera le 19ème Major de l'histoire de CS:GO, organisé par BLAST. Et tout le monde trouvera ça normal. Parce que l'esport est plus visible que jamais, qu'il a déjà investi des dizaines d'arènes prestigieuses à travers la planète, et que même Bercy commence à être habitué aux fans de jeux vidéo dans ses gradins.
Il y a 17 ans, rien de tout ça n'était vrai. Les jeux vidéo n'étaient pas encore pleinement démocratisés et l'esport faisait ses gammes. Ça n'a pas suffi à effrayer l'ESWC. Pour son édition 2006, le plus célèbre des tournois tricolores se paie Bercy et fait entrer Counter-Strike, Quake et autres Gran Turismo dans un lieu unique, qui n'avait jusque-là jamais entendu parler de sport électronique.
Derrière ce pari un peu fou se trouve une entreprise, Games-Services, maison-mère de l'ESWC, embarquée cette année-là dans son aventure la plus ambitieuse. Se cachent aussi des joueurs, joueuses, admins et autres journalistes qui se souviennent tous de cette édition en avance sur son temps, marquée par les "BTB !" qui descendent des gradins, les pom-pom girls, les médias généralistes intrigués par tous ces écrans et les couloirs labyrinthiques d'une salle bien trop grande pour l'esport de l'époque.
Ils racontent leur ESWC 2006, celui où Bercy découvrit cet univers.
Avec, dans leur rôle original :
- Matthieu Dallon, président de Games-Services
- Jean-Christophe "Syam" Huwette, salarié de Games-Services
- Jonathan "lepolac" Skrzypek, admin Counter-Strike
- Nicolas "gOrdi" Loisel, rédacteur chez *aAa*
- Antoine "FistOr" Descamps, moviemaker chez *aAa*
- Marc "bisou" Naoum, joueur et leader chez WebOne
- Steeve "Ozstrik3r" Flavigni, joueur chez WebOne
- Thomas "bk" Belhassen, joueur chez atLanteam
- Mathieu "Maniac" Quiquerez, joueur chez FRAGBOX
- Sandrine "MiTsu" Avedissian, joueuse et leader chez BTB
6. "Trouver comment faire pour qu’un match de CS puisse être transposé
même à des gens qui ne connaissaient pas le jeu"
lepolac : Dans ce côté show, il y a l’idée de captiver les spectateurs, les amener à comprendre ce qu’il se passe sans qu’ils soient forcément spécialistes de CS. L’ESWC 2006, c’est le premier événement CS où il y avait la barre de vie des joueurs en live. C’était un truc reverse-engineer, c’était hyper compliqué techniquement. Aujourd’hui, Valve a repris le truc et on trouve ça normal de l’avoir dans le jeu et sur les streams. Mais à l’époque, c’était fou. C’était le seul tournoi à avoir ça et ça avait vraiment impressionné beaucoup de monde. Matthieu Dallon : Sur la partie scénographique, il fallait trouver comment faire pour qu’un match de CS, notamment, puisse être transposé même à des gens qui ne connaissaient pas le jeu. À cette édition-là, on a inventé le HUD de l’observer de CS:GO d’aujourd’hui. C’est Jean-Christophe [Syam] qui l’a développé. Syam : J’avais plein d’idées à l’époque. Quand j’ai vu Bercy, je me suis dit que ça faisait un moment qu’on faisait des événements et que ce serait bien qu’on augmente un peu la qualité de la production. C’est comme ça que ça a germé. Je me suis dit « pourquoi est-ce qu’on n’a pas des affichages comme au foot ou à la F1, qui te donnent des éléments clés et te facilitent la lecture du jeu ? » Trackmania, à l’époque, tu savais pas qui était premier, qui était dernier ! Counter-Strike, c’est pareil. T’as dix joueurs sur le serveur, il se passe plein de choses, et il n’y avait pas moyen d’avoir une visibilité claire sur 1.6 comme on peut l’avoir sur CS:GO. C’est pour pallier ce manque que j’ai imaginé ça, sur mon temps libre, parce qu’au départ ça n’avait pas convaincu tout de suite la direction. Forcément, quand tu en parles, c’est très abstrait. Et puis quand j’ai montré la première pré-version fonctionnelle, ça a beaucoup intéressé et ça a tout de suite été adopté. C’était une initiative personnelle que j’ai vendue à ma direction. Ça, c’était bien aussi, on pouvait faire des propositions en interne, ils n’étaient pas du tout fermés à quoi que ce soit. Matthieu Dallon : On s’était dit « on ne peut pas imaginer que l’esport va être broadcasté s’il faut plusieurs écrans pour le suivre ». Un match de foot ou de basket, à la télévision, tu as une réalisation, une seule image. T’es obligé de raconter une histoire avec un seul cadre. On s’est demandé comment laisser de la place à l’image tout en amenant de la data en temps réel, notamment qui est vivant et qui est mort. Aujourd’hui, c’est totalement intégré dans tous les jeux mais à l’époque, il fallait tout développer. Il fallait se dire que c’était nécessaire, le développer, et que ça marche en temps réel.
Syam : J’avais recruté un petit jeune, créateur de cheats. À l’époque, il était impossible de sortir toutes ces données-là nativement depuis le serveur. J’avais pensé et conçu un programme pour faire interface entre le serveur et mon système d’affichage, mais j’avais pas du tout les compétences pour le développer. Donc j’ai recruté ce petit génie pour le faire. Il a réussi en même pas une semaine, je me sentais déjà dépassé ! C’est comme dans Matrix, quand l’opérateur voit des brunes, des blondes et des rousses dans le code. C’est exactement la même chose : il parle directement le langage d’un processeur. Moi, je suis développeur, mais pas à ce niveau-là ! Il a réussi à sortir ce truc-là à cette époque, et après il n’y a plus eu besoin puisque Valve a intégré beaucoup plus de données accessibles dans ses serveurs. Les versions suivantes étaient beaucoup plus simples à développer. Matthieu Dallon : C’était impossible à débuguer, Jean-Christophe finissait le dev’ cinq minutes avant que ce soit live, c’était ça la réalité du truc. C’est pour ça que c’est des événements qui ont clairement été pionniers dans l’industrie. Syam : On était en duo sur la réalisation, avec un autre pote de Nexen qui faisait ça depuis un moment pour l’ESWC. Tu sélectionnes les caméras, les PC affichés... On avait trois observateurs en régie : un qui faisait des overviews, pendant que les deux autres essayaient d’avoir des actions côté terroriste et côté CT. Depuis 2003, on a toujours fait comme ça. On a tourné à deux sur ce poste, pour tenir les cinq ou six jours, parce que ça fatigue. C’étaient pas les outils d’aujourd’hui, pas aussi puissants. C’étaient des vieilles machines avec des gros boutons, on pouvait pas faire tout ce qu’on voulait. Et puis j’avais une double casquette avec les serveurs CS et ce système d’affichage des données. C’était la première fois qu’on l’utilisait, donc on a essuyé quelques plâtres au début, d’autant plus qu’il a fallu l’adapter pour Trackmania. Il est tombé en rade pendant un match, je l’ai débugué vite fait, mais les casters sont revenus vers moi en disant « ça, il faut plus nous l’enlever, c’est trop vital, on peut plus faire sans ! » On n’a pas eu de gros problèmes, plutôt des problèmes de réactivité. Des fois, les infos ne venaient pas tout de suite à l’écran, il fallait faire des ajustements pour optimiser la communication entre le serveur et le « cheat ». Matthieu Dallon : Ensuite, on a été en contact avec les équipes de Valve sur le développement de CS:GO, et ils s’étaient inspirés de ce qu’on avait sorti. Syam : C’est pas moi qui était en contact direct avec Valve. Je sais juste qu’à un moment donné, on m’a mis en contact avec des développeurs de CS:GO. Le premier tournoi fait sur ce jeu, quand il était encore en bêta, je leur avais dit quelles commandes ajouter, comment gérer les cas particuliers quand il faut par exemple inverser les joueurs par rapport à la scène pour garder une certaine cohérence entre l’image du jeu et celle des caméras. |
7. "Qui peut se vanter d’avoir joué en plein milieu de Bercy sur scène,
devant des milliers de personnes, et d’avoir gagné à la fin ?"
FistOr : Il y avait eu un gros upset à la Coupe de France avec WebOne [bisou, Ozstrik3r, Xp3, YanK, Dr.Crow] et atLanteam [bk, Yoshi, BreK, sM, liH] qui prennent les deux spots pour l’ESWC. Ceux qui étaient censés être bons avaient été nuls à chier. bk : Je devais avoir 19 ans, j’étais encore un p’tit jeune qui était en train de percer. Cette année-là, on fait la Coupe de France, à Trappes, et on finit vice-champion de France. On perd face à WebOne en finale mais les deux premiers se qualifient pour Bercy donc on était super contents, c’était notre objectif. J’ai pratiquement commencé la compétition avec ces coéquipiers-là. Je les ai rencontrés dans le jeu, on s’entendait super bien et on s’est dit « pourquoi pas faire une aventure ensemble ? » On a commencé à jouer et ça s’est super bien passé. C’est devenu mes amis en dehors du jeu par la suite. On avait le même âge, on jouait en s’amusant, on prenait pas le jeu au sérieux comme aujourd’hui. bisou : Oz me propose d’aller chez JAS. À l’époque, ils étaient pas très bons, mais j’avais plus trop envie de jouer et c’étaient mes copains. Ça se passe plutôt pas mal mais on manque de résultats. On fait un changement, on prend YanK, et on commence à rouler un peu sur tout le monde, sur internet et en lan. On commence à faire de bons résultats. Durant la saison, on va chez WebOne, avec DraGon et vicious qui étaient nos premiers interlocuteurs. On devient champions de France, pour partir à Bercy et faire la Coupe du monde, avec une line-up de moins d’un an sans aucune expérience. Franchement, je pense que c’est le plus beau de mes souvenirs CS, l’émergence de cette équipe. Ozstrik3r : bisou, c’est un pote avec qui on faisait des soirées en dehors du jeu. Il était chez Hostile Records avant d’être chez JAS. Chez JAS, c’était moi le leader, mais leader du subtop très bas. Un jour, soirée un peu arrosée, bisou me dit « je te promets un truc, ma prochaine équipe, ce sera avec toi ». Chez Hostile, il part parce qu’il a un problème avec Geno. Naturellement, j’ai même pas eu besoin de le relancer, il me dit « je suis chaud pour commencer avec vous ». Il est venu leader. C’était lui le mec expérimenté, nous on était quatre jeunes. Après, on a juste fait un changement : je lui ai dit « j’ai repéré un joueur dans le sud, il est très fort, il s’appelle YanK ». Deux ou trois mois après, on se qualifiait pour la Coupe du monde. À part bisou, on était que des p’tits noobs, on n’avait rien gagné. C’est quand bisou est arrivé que ça a step up de ouf.
FistOr : À la Coupe de France, j’ai un vague souvenir de *aAa* qui passe pas les poules, ça devait être encore une de ces belles années (rires). Sur le papier, on avait une putain de line-up [MaT, dim2k, ScariuM, Issam, dr4z], mais comme d’habitude chez *aAa*, ça savait pas jouer ensemble et c’était une ambiance de merde. Et t’avais MaT au milieu de tout ça, qui essayait de survivre. Ensuite, Hostile [Geno, R!Go, Rara, ferg, TDSI] qui perd contre WebOne, c’est pas normal. bisou : Hostile, c’était fort quand j’étais dedans ! On était au-dessus d’eux, largement. On avait une vraie cohésion, une vraie alchimie entre les joueurs. Tout le monde avait son rôle et ça glissait. C’est pas les mêmes mentalités qu’aujourd’hui, les joueurs se prenaient pas la tête. Ça existait pas les histoires de bait, tout ça. Je faisais mon lead comme je le sentais et les gens me suivaient à 1 000 %. C’étaient des bons soldats, des bons teammates, des gens qui réfléchissaient. FistOr : Et goodgame [RoScO, OliGan, MaYeRs, YorLiN, Baldours] qui se fait battre par atLanteam, sérieux... Avec RoScO, ils ont été nuls les GG, ils perdent contre WebOne aussi en phase de poules. C’est GG qui aurait dû se qualifier avec Hostile, c’est ce que tout le monde attendait. bk : Nous étions un peu la bête de noire de goodgame, ils battaient souvent tout le monde sauf nous. Sur beaucoup de compétitions, on les a battus [atLanteam avait déjà dominé goodgame en quart de finale de la Gamers Assembly un mois plus tôt]. De là à dire qu’on était confiants, non, mais on prenait les matchs comme ça venait et on essayait de faire de notre mieux. Le but, c’était d’aller en finale, on a réussi, on était super contents. Je pense que c’est l’une des meilleures années de ma vie, c’est un très bon souvenir. On était sponsorisés par les cybercafés atLanteam et le patron, très fier de ce qu’on avait fait, nous a payés une semaine de bootcamp. On faisait une semaine dans les salles réseau d’atLanteam sur Paris, donc ça lui amenait énormément de monde. Derrière, il nous avait payés un hôtel cinq étoiles, un truc de luxe, c’était vraiment une très bonne expérience, on avait eu droit à tout !
Maniac : J’ai commencé à participer à des tournois amateurs quand j’avais 13 ans environ, en 2003. Je pense qu’à ma première lan, mon équipe a dû gagner trois rounds en tout. Ça m’a pris trois ans, grosso modo, pour gravir les échelons de l’esport suisse et m’affirmer comme un des meilleurs joueurs 1.6 de la scène. En 2006, je fais partie de FRAGBOX [Maniac, vicious, dev0R, duffsM, OveR] et je pense qu’à ce moment-là, on est la meilleure équipe de Suisse. Donc j’ai une bonne petite expérience nationale et quelques lans dans le coffre, mais évidemment à petit niveau. Il faut savoir qu’en Suisse, il y avait depuis des années une rivalité entre la communauté francophone et germanophone. Les Suisses-Allemands étaient historiquement plus forts que nous. Lorsqu’on arrive à la qualification ESWC, on sait qu’on a le niveau nécessaire pour s’en sortir mais on n’est pas forcément donnés favoris. En toute honnêteté, je ne me souviens plus exactement de tous les matches mais je me souviens que certains sont très serrés et que l’émotion est incroyablement forte au moment où on gagne. FistOr : À l’époque, il y avait très peu de compétitions internationales. T’avais pas vraiment une idée du niveau des pays hors Europe. C’étaient vraiment les ESWC et les WCG où t’avais toutes les équipes du monde. Mais les WCG, c’était qu'une équipe par pays, c’était moins excitant que l’ESWC. Matthieu Dallon : Les Français sur le tournoi principal, je crois qu’ils se sont fait bananer direct. Il y avait un super haut niveau : les NiP avec HeatoN, les Polonais de Pentagram avec NEO et TaZ, Team3D emmenée par Torbull, soit Craig Levine, le CEO d’ESL aujourd’hui. compLexity était là avec tr1p, Virtus.pro, des équipes qui venaient de Chine, de Corée... Maniac : Je me souviens avoir l’impression qu’individuellement, je pouvais me mesurer et que j’étais pas complètement ridicule, mais que tout le monde jouait plus rapidement que nous. Comme si nos adversaires avaient des PC plus rapides, une connexion plus rapide, une arme plus rapide, une vitesse de course plus rapide. J’expérimentais pour la première fois le fait d’« être dépassé » par un niveau de jeu, des réactions, des tactiques, etc. En Suisse, dans notre petit aquarium, j’avais déjà atteint le pic et nous jouions un CS très basique. C’était fou de découvrir comment le jeu pouvait être déployé à haut niveau. Je suis un mauvais perdant, je l’ai toujours été et je le suis encore. Les cinq premières minutes après une défaite, il ne faut pas me parler, mais une fois le premier choc passé, je pense que je n’avais envie que d’une chose : profiter du moment, voir les gens, regarder les games et passer de bons moments avec mes amis de FRAGBOX. FistOr : C’était vraiment une mauvaise année pour le CS français. Ils n’ont rien fait à l’ESWC mais tout le monde s’attendait à ce qu’ils ne fassent rien, il n’y a eu aucune surprise. gOrdi : atLanteam, ils n’avaient aucune expérience à l’international. Avec le recul, tu regardes leur line-up, il y avait juste un bon joueur qui s’appelait Yoshi. Les autres, c’était ok, mais c’est pas des gens qui ont fait une grande carrière. Qu’ils se fassent sortir en poules, c’était normal. En plus, ils avaient une poule dure, ils perdent contre compLexity [Storm, Warden, tr1p, sunman, fRoD] et x6tence [MusambaN1, FlipiN, DeyF, milicua, DrastyK], normal. bk : On est dans une poule très compliquée puisqu’on a les champions du monde en titre [compLexity]. On se dit que ça va être compliqué de passer, mais on va tout donner. On joue compLexity sur Dust2, j’ai un doute si c’est sur scène ou pas. Il me semble qu’on a joué un match sur scène, je sais pas si c’est celui-là. Je me souviens que le public était fou parce que tous les Français étaient derrière nous, et même à travers mon casque, j’entendais. Pour la petite anecdote, je me souviens d’un 1vs4 que je mets et j’entends que ça hurle dans la salle. C’est une sensation que je souhaite à tout le monde de vivre, ça donne une adrénaline énorme. J’ai vécu l’un des meilleurs moments de ma vie à cette époque, c’était vraiment génial. On a fini par perdre [11-19], contre x6tence aussi, sur Cbble [9-21], mais on n’a pas démérité. Franchement, il y avait énormément de regrets, en tout cas pour ma part. compLexity, on les avait, le niveau était très serré et on avait carrément nos chances. J’étais très déçu parce qu’on était à domicile, le public était en feu et j’avais envie de vivre ce ressenti plus longtemps. Je suis resté un peu, j’ai regardé quelques matchs, puis je suis parti parce que la déception était un peu trop grande. J’ai le souvenir d’avoir regardé la finale [sur Quake] de Winz, qui gagne, et j’étais vachement impressionné. J’avais envie de jouer à Quake parce que j’avais trouvé ça super ! gOrdi : WebOne, t’attendais toujours un peu plus. Il y avait bisou, Ozstrik3r... bisou avait beaucoup d’expérience et il avait des joueurs avec du skill. Mais qu’ils se fassent éliminer en deuxième phase de poules, c’est pareil, c’était logique. Le seul truc, c’est que je me rappelle qu’il y a eu un match sur scène pendant la première phase de poules entre WebOne et 3D, et ils ont battu 3D [17-13]. Ça, c’était stylé, c’était une grosse perf’. bisou : Dans mes souvenirs, la salle était bien blindée. On joue contre 3D, la meilleure équipe américaine à l’époque [method, moto, shaGuar, volcano, Rambo], sur la scène en plein milieu de tout. L’équipe française contre l’équipe américaine, il y avait une ambiance de ouf. C’est le match sur lequel je garde un souvenir tellement magique. Ça, c’étaient les prémices de ce que tu peux voir aujourd’hui dans les Majors où t’as deux équipes face à un public de plus de 10 000 personnes. En tant que joueur, c’est magnifique, et sur le professionnalisme, c’est vendeur, il y a un vrai show. Ozstrik3r : Il y avait une grosse ambiance. Jamais je m’attendais à ça. bisou, il avait fait d’autres pays, il avait vu ce que c’était l’euphorie pour un jeu. En France, on n’était pas un pays où l’esport était bien perçu à l’époque, ça commence à changer. Là, le public était présent, et moi c’est un truc qui me galvanise, donc je kiffais de ouf. J’avais un petit secret. Quand il y avait des matchs sur scène, je prenais pas d’alcool fort – il faut pas conseiller ça – mais de la Smirnoff Ice. C’est léger, pour te désinhiber, t’enlever cette petite pression. Mon truc, c’était ça ! Et même moi qui ne suis pas un gros skill, à ce match-là, j’ai pas été mauvais du tout. T’as le stress qui paralyse et le stress qui se transforme en excitation. L’excitation te rend plus fort, le stress te plombe. Et nous, on était excités ! On avait un jeu très simple. On n’a pas douté une seule fois. On commence sur Nuke en CT et je sais qu’on met que six rounds. Marc [bisou] nous dit « les mecs, on est nuls en CT d’habitude, ça change pas. On a mis six rounds, ça nous donne largement la place en terro pour les écraser ». En terro, on a joué qu’avec trois strats : le rush inté, le split inté et le rush rampe. Quand tu connais que trois strats, en termes de skill, t’es chaud bouillant parce que tu sais exactement ce qu’il se passe. Et en fait, on s’est rendu compte que le public était avec nous, que les headshots partaient vite parce qu’on était à l’aise. Marc, il apporte une grosse sérénité à ce moment-là. Malgré l’enjeu, on n’a jamais douté parce qu’il était tout le temps en train de nous rassurer, dans sa façon de parler, son calme. 3D, il n’y avait que des légendes. Mais au moment où on joue, je ne peux pas dire qu’on a des vraies légendes en face de nous, c’est un truc de ouf. Tu te dis « on est en train de jouer des légendes et en termes de skill, on les balaie ». C’est là où t’as le déclic, et c’est ce que j’essaie de faire découvrir à beaucoup de mes joueurs aujourd’hui. Tu peux jouer NAVI, c’est des hommes, pas des surhumains. Après, ils abordent mieux le match que toi, ils font beaucoup moins d’erreurs, ils gèrent mieux le stress... Mais en termes de skill pur, tu te rends compte que tu peux jouer à leur niveau. Et là, tu te dis « c’est bon, on va y arriver, on va aller jusqu’au bout, c’est pas si dur ». bisou : Battre 3D, je sais pas si c’était un exploit. On avait peur de personne. C’était ce que j’essayais de toujours mettre en avant à l’époque : n’avoir peur de personne, se sentir les plus forts pour rouler sur tout le monde. L’insouciance de la jeunesse ! On savait qu’on avait fait quelque chose de bien, de beau. Déjà, tu joues sur scène, et ils mettaient pas tout le monde sur scène. À l’époque, c’était que quelques matchs et il fallait le mériter. Grâce à cette victoire, on finit premier de poule, ce qui n’est pas rien. Qui peut se vanter d’avoir joué en plein milieu de Bercy sur scène, devant des milliers de personnes, et d’avoir gagné à la fin ? Quand t’enlevais ton casque, t’entendais des gens t’applaudir et crier ton pseudo... Il y avait des frissons. Celui qui dit « ça m’a rien fait », c’est un mytho, ou vraiment il a l’habitude !
gOrdi : Malheureusement, ils ont pas confirmé dans la poule d’après, où ils perdent contre x6tence [6-24] et aTTax [10-20 / Kapio, mooN, Tixo, silver, CHEF-KOCH], des équipes plus fortes qu’eux. bisou : Des regrets, évidemment. On voulait le gagner, l’ESWC ! À l’époque, il y avait une mentalité de la gagne. En France, si tu te débrouillais bien et si tu avais un sponsor, toutes les semaines ou toutes les deux semaines, tu pouvais partir en tournoi. Il y avait des lans pratiquement tout le temps. L’ESWC avait fait un classement selon tes victoires, et ceux qui faisaient l’ESWC France étaient les premiers du classement. Ça t’obligeait à jouer et à gagner un maximum pour être numéro 1, et ne pas tomber sur des équipes qui pouvaient te poser problème. Tu prends goodgame, Hostile, nous, même une petite équipe, tout le monde avait la gagne. Tu partais en tournoi, tu gagnais pas, c’était un mauvais résultat. T’es un compétiteur, tu veux battre tout le monde. Tu vas pas à la Coupe du monde, tu fais pas des bootcamps, tu t’entraînes pas six ou sept jours sur sept, pour au final faire un top 9/12. Tu veux gagner. Et ça pouvait être mal perçu de l’extérieur, alors que pas du tout : t’as besoin d’avoir cette gagne pour être le plus fort possible. Sinon, quand tu joues des mecs plus forts que toi, t’as déjà la tremblote quand t’arrives... Ozstrik3r : T’es sur ton premier tournoi international, tu bats des légendes sur scène... Encore une fois, il y avait quatre joueurs du « subtop » et un seul qui avait de l’expérience. Je crois que YanK arrive juste avant avril, donc en trois mois on a fait ça, on arrive en deuxième phase de poules, c’était très bien. On n’était pas en full time, j’avais un job à plein temps, un CDI 39 heures, on n’était pas tous sans boulot. On était très contents de cette première performance, il faut pas se voiler la face. Tu veux toujours aller plus loin, mais il faut rester réaliste. Un leader, il pense toujours qu’il peut tout faire quand il a quatre mecs qui le suivent. C’est vrai qu’on peut faire beaucoup, que t’as l’impression que tu peux faire plus, mais si tu prends un peu de recul et de maturité, on était face à cinq mecs full time, avec une plus grande maîtrise et de l’expérience... Tu nous donnais six mois, je dis ok, mais là, on en avait trois. Ça aurait été que du plus, que du kiff, mais c’était pas réalisable, pas tout de suite. bisou : Le soir de la défaite, on est restés avec plein de Français, on a fait un peu la fête. Il y a le cours Saint-Émilion, donc des endroits pour boire des coups, se retrouver. C’est sympa là-bas pour y traîner. Beaucoup de gens dormaient à l’hôtel à côté, on y a passé la soirée. On a dû rester jusqu’à la fête de fin. À l’époque, quand on perdait en lan, on se retrouvait et on faisait la fête tous ensemble, avec des gens que tu côtoyais régulièrement sur internet. On peut dire ce qu’on veut, mais on savait se retrouver ! Quand tu fais beaucoup de tournois, tu recroises beaucoup les mêmes personnes, même si t’habites pas à côté. Ozstrik3r : J’ai regardé la suite du tournoi parce que c’était un kiff de fou. Quand tu étais comme nous, des subtops, t’avais pas l’occasion d’aller voir des événements de ouf, des tournois en live, surtout à Bercy ! Et puis il faut savoir qu’à cette époque-là, il y avait la mode de l’after. Tout le monde attendait l’after ! Il y avait le circuit féminin, le circuit masculin, et dans une after, c’est le dawa ! Matthieu Dallon : MIBR, les Brésiliens qui ont gagné [cogu, KIKO, fnx, nak, bruno], c’était la surprise. Ça a été un gros kick-off pour la communauté brésilienne. D’ailleurs, quand il y a eu le Major CS à Rio, plein de joueurs se sont rappelés de MIBR. J’ai vu des articles passés sur les souvenirs que ça représentait pour eux, cette victoire à l’ESWC. gOrdi : MIBR, c’était un peu les outsiders. On savait que c’était une équipe qui pouvait faire mal, mais honnêtement je pense que personne ne les attendait premiers. Je les ai beaucoup regardés, en étant de la presse tu pouvais être juste derrière eux, c’était hyper cool. On connaissait cogu très bien, c’était vraiment la grosse star, l’AWP star. KIKO aussi était très connu. En fait, la révélation, ça a été les deux jeunes, fnx et nak, que personne ne connaissait en dehors du Brésil et qui se sont révélés être des monstres. Les deux ont fait un tournoi extraordinaire et ils ont carry de fou. Ils font demi-finale contre aTTax. Ça se finit en prolongations [19-16] et MIBR a failli se faire disqualifier parce qu’il y a eu un flash bug, de fnx il me semble [sur CS 1.6, à certains endroits, l’effet des flashs pouvait « traverser les murs » et aveugler des joueurs qui n’auraient pas dû l’être]. C’était la première histoire de flash bug que j’ai suivi de derrière, et ça avait négocié pendant assez longtemps avec les admins. Finalement, ils ont décidé que le flash bug n’était pas unfair et ils les ont laissés passer, mais ils ont failli se faire disqualifier pour un truc de merde. lepolac : Sur Train, un joueur est sur l’échelle d’un wagon et il straff en même temps qu’il monte. Il veut lancer sa flash et il se bloque dans son mouvement. Il arrive à balancer sa flash entre le mur et le sol, et il flash tout un rush terro couloir. Ça change complètement le round. C’est un flash bug, c’est interdit, donc il y a eu plein de délibérations. Je crois me souvenir que les Allemands n’étaient pas très contents à la fin parce que le jugement est en faveur de MIBR. C’est passé par l’admin principal, voire par le directeur de tous les tournois. gOrdi : Ensuite, en finale, ils ont juste roulé contre fnatic [16-6 / f0rest, cArn, Archi, dsn, Tentpole], ils étaient trop forts. Mais bon à l’époque, c’était du bo1, ça pouvait aller très vite. C’était express !
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8. "Être acclamée comme ça, j’ai senti toutes les vibrations
dans mon corps, ça résonnait en moi"
Matthieu Dallon : Les Français qui ont brillé, c’était l’équipe de filles, les BTB [MiTsu, Ritta, Biki, iZee, Diamond-]. C’était leur tournoi, ça a été génial. Et sur le tournoi féminin, il y avait aussi du très haut niveau, avec les Américaines : missharvey, potter, ali [avec Ashley et Snuggly chez SK Ladies]. Il y avait Les Seules aussi : MissHyper, Sophie, Cazzidy [avec AurorA et Nat0]. Elles étaient suivies pour une téléréalité aux États-Unis, sur plusieurs épisodes. Il y avait plein de trucs qui se montaient sur l’esport à la télé aux US. L’année d’avant, MTV avait suivi Girls Got Game [ali, nyla, Snuggly, Ashley, Litto, championnes du monde à l’ESWC 2005], ce qui avait donné un 52 minutes sur leur participation à l’ESWC. MiTsu : L’ESWC, c’est le gros tournoi de l’année, celui qu’on attend, celui pour lequel on se prépare. Les autres tournois, on reste en France. Je crois qu’il y avait quand même des DreamHack, en Suède, mais c’était pas la même ampleur, loin de là. Là, on est sur une Coupe du monde et on se prépare pour ça. Je crois qu’on a commencé à s’entraîner en novembre, pour un tournoi début juillet, en ayant cet objectif de faire un résultat. En 2004, on fait un top 5, en 2005, un top 4. C’est d’ailleurs l’objectif qu’on se donne en 2006 : au moins faire un top 4. Si on le fait, c’est super bien. Après, on y va dans l’objectif de gagner, et notre coach [milkman] nous le dit. Mais si on était réalistes à ce moment-là, on se disait « on fait un top 4, on est heureuses ». À partir du moment où tu rentres dans une compétition, t’as un petit stress. Je me rappelle sur la route, entre l’hôtel et Bercy, ça te stresse un petit peu. Maintenant, tout au long du tournoi, ma manière de me protéger contre ce stress, de le transformer, c’était toujours de me dire « vis le moment présent ». Je savais où j’allais, pourquoi j’étais là, les résultats, mais je voulais pas trop y penser. Je relativisais beaucoup. gOrdi : Je suivais pas beaucoup la scène féminine. À l’époque, j’avais une équipe et on praccait contre BTB de temps en temps, donc on savait qu’elles étaient assez fortes. Qu’elles gagnent, c’était quand même une surprise, mais avec les filles, c’était hyper dur de savoir qui était fort parce que tu avais un tournoi par an, et tu n’avais aucune idée de qui allait être fort ce jour-là. MiTsu : On tombe contre Les Seules en poules. À ce moment-là, on sait que c’est les favorites. On les craint. Le match est très compliqué sur Train, 7-15, elles sont à un round de la victoire et on est loin du compte. Après, on sait que dans tous les cas, on passe les poules. Mais comme le coach disait, c’est match par match et on doit gagner. Moi, en tant que leader à ce moment-là, je jette pas l’éponge parce qu’il fallait toujours que je donne le meilleur de moi-même sur le lead, mais j’avoue que je me dis « c’est pas grave si on perd ». Mais c’est un peu embêtant. Et en fait, on met des rounds, et on commence à constater qu’il y a un public derrière nous. Même si c’était pas la finale et qu’on était dans le carré joueurs, il y avait quand même des gens dans les gradins qui nous encourageaient. Dès qu’ils voyaient qu’on mettait un round, ça criait. Les tournois qu’on avait faits avant, il n’y avait pas de public. Je ne me suis pas dit qu’un jour on allait être encouragés, et là on voit qu’il y a plusieurs personnes ! C’est pas une ou deux personnes, pas un de mes frères, pas mes parents : on ne les connaît pas mais elles nous encouragent. C’est là le tournant. Moi comme mes teammates, on s’est dit qu’on ne pouvait pas abandonner avec des gens derrière nous. Tu peux pas, ça te donne une certaine force. C’est vraiment grâce à ça, en tout cas pour moi, que je me suis dit « donne tout, le maximum ». On ne va pas se dire « c’est pas grave si on perd, on passe quand même les poules ». Non, il faut tout donner parce que les gens sont là, et tu donnes le meilleur de toi-même.
On remonte, on fait 15-15. Pourquoi ? Parce qu’on a été encouragés. C’est pour ça que ça a été un tournant dans le tournoi pour nous, parce que je ne m’attendais pas à être encouragée, à être suivie comme ça. Là, j’ai pu constater que ce n’étaient pas trois-quatre personnes, il commençait à y avoir une petite masse, et c’était touchant. Quand tu mets un round, t’es content, mais des gens dans le public sont encore plus contents que toi ! Pour ça, tu ne peux pas abandonner. Les autres matchs, on était un peu suivis mais on ne pouvait pas vraiment le constater, on pensait qu’ils venaient voir tout le monde. Là, ils se sont intéressés à nous parce qu’on était les Françaises et qu’on était en train de perdre. C’était la première expérience où je me suis senti portée, où tu ne dois pas décevoir les gens qui sont venus t’encourager. Rien que ça, ça te donne la force d’aller chercher ce match ex-aequo. FistOr : Les BTB, c’était cool. Je pense que c’est le souvenir de tout le monde. MiTsu : On passe les poules et en demie, on sait qu’on joue encore des favorites [les Chinoises de Hacker Victory : Linlin, Sensi, Youu, 1212, 44]. On sait que les Asiatiques sont très fortes et professionnelles sur le jeu, mais on peut pas jauger leur niveau parce qu’on les voit qu’une fois par an, lors de la Coupe du Monde. Elles vivent ensemble, elles s’entraînent tout le temps, c’est du sérieux, un peu en mode militaire. On les craint, mais on se dit toujours « il faut pas se dire que c’est elles ». Le coach a un rôle énorme là-dessus : avant de jouer, même la veille, il nous dit de jouer ce match-là sans se dire contre qui on joue. Et dans ma tête, je ne me dis pas que c’est une demi-finale qui mène à la finale. C’est juste « je joue ce match-là ». Notre coach, c’est lui qui faisait les vétos. Il revient vers nous en disant « j’ai pris Dust2 ». On sait que les autres sont fortes là-dessus, skillées, et que nous, c’est notre pire map ! Je le regarde, je dis rien, mais je me dis « ce choix, c’est n’importe quoi ». Je pense que je commence un peu à râler, mais il m’arrête tout de suite et me dit « jouez le match et on en parlera après ». Et il a raison, je me mets dans cette optique et je ne pense plus à « pourquoi ce choix ». Et je ne sais pas pourquoi il a fait ce choix-là, mais il nous a bien servies puisqu’on gagne 16-8 je crois [16-9 en réalité]. Ce match-là est hyper important parce que ça nous mène aux portes de la finale. Les gens étaient au rendez-vous, ils étaient revenus le lendemain nous supporter de nouveau, et là on pouvait constater qu’ils nous suivaient. Moi, je suis dans mon match, j’y reste tout le long. On gagne, toutes mes teammates se lèvent et vont dans les bras les unes des autres, et moi je reste assise et je réalise même pas qu’on a gagné ce match alors qu’on n’était pas favorites, sur une map compliquée pour nous, que c’est la finale après ça. Je crois que c’est le coach qui me soulève et me dit qu’on a gagné ! Je pense que c’est mon mode de fonctionnement, et je le vois encore dans la vie actuelle. Quand j’ai un choc émotionnel ou quelque chose de stressant, je m’absente de mon corps, c’est un peu bizarre. Là, c’était ça : j’étais là mais mon esprit était ailleurs. Donc je n’exprimais pas vraiment ma joie parce que j’avais besoin de me dire « t’auras le temps de savourer et de te poser des questions après ». C’était comme ça tout le tournoi. J’ai même dû mettre un ou deux jours à réaliser qu’on avait gagné cette Coupe du monde ! gOrdi : Ça fait un peu la finale parfaite. Les Seules, c’étaient les filles super mignonnes, qui gagnaient beaucoup en plus. Elles battent les SK Ladies en demie, les Américaines, l’autre grosse équipe.
Syam : Je me souviendrai toute ma vie de ce match féminin avec BTB et Les Seules, dans une ambiance incroyable. Là, on s’est dit « c’est phénoménal ce qu’il se passe ». Ça a été le moment clé de cet événement. Je suivais un peu la scène féminine, sans plus, je voyais qu’il y avait un peu de niveau. Mais là, j’ai découvert un jeu vraiment incroyable avec un suspense intenable, du beau jeu des deux côtés et ce public derrière. C’est même pas que ça criait fort, c’est qu’il y avait quelque chose, une ambiance. MiTsu : Je me rappelle très bien du jour de la finale. Un des plus beaux jours de ma vie. J’ai jamais connu de nouveau des émotions aussi fortes. Je pouvais pas rêver mieux que de gagner à Bercy, en 2006, avec le public. Ça a été quelque chose d’extraordinaire et je m’estime extrêmement chanceuse d’avoir pu vivre tout ça. Bercy, le public, la compétition, Counter-Strike, il a fallu tout ça réuni pour que je vive cet instant-là. C’est quelque chose de fou. On est au milieu de Bercy, vraiment au milieu. Il y a beaucoup plus de monde que quand on jouait nos matchs de poules ou notre demi-finale, mais tu sais pas si les gens sont-là pour toi. C’est toujours ce que je me dis : les gens sont là, mais pas forcément pour nous supporter. Pas tout ce monde ! On commence à préparer nos ordinateurs, on a les casques hélicoptères, donc on n’entend rien normalement. Et malgré ça, on commence à entendre des gens qui tapent dans les ballons et qui crient « BTB ! BTB ! BTB ! ». Être acclamée comme ça, j’ai senti toutes les vibrations dans mon corps, ça résonnait en moi. Surtout avec le nom de ton équipe : c’est pour toi tout ça, c’est pour nous. Maintenant, c’est la norme. Quand je regarde des vidéos de la scène actuelle, je peux voir que ce que j’ai vécu, d’autres l’ont vécu. Et tant mieux, heureusement. gOrdi : Je pense que ça a été l’un des premiers tournois, peut-être même la première fois, où on a entendu des fans qui chantaient. Pour de l’esport en France, je crois que c’était jamais arrivé avant. C’est pour ça que ça a autant marqué aussi. MiTsu : On rejoue Les Seules contre qui on avait remonté à 15-15, mais le match était perdu à la base, donc on se dit « ça va être compliqué ». Mais avec ce public-là, encore une fois, on pouvait pas perdre. On gagne ce match, assez facilement par rapport aux poules [16-6], mais tout est psychologique à ce moment-là. Nous, on a la force parce qu’on se dit qu’on ne peut pas perdre, que c’est impossible. On joue pas à cinq, pas à six avec le coach, on est 8 006 joueurs à ce moment-là, tout le monde est sur le serveur pour nous ! gOrdi : De mémoire, je dis peut-être des bêtises, Les Seules avaient un peu craqué sous la pression en finale. Le public qui supporte les BTB, ça les avait vachement déconcentrés. Je me rappelle de grosses erreurs et avoir pensé qu’elles avaient un peu pris la pression, parce que ça leur était jamais arrivé avant. MiTsu : Quand tu entends 8 000 personnes qui acclament BTB et que tu sais que c’est l’équipe que tu vas jouer, j’imagine même pas le stress ! Pour moi, ça a été le plus beau jour de ma vie mais pour elles, certainement pas ! lepolac : Il n’y avait pas tant d’événements comme ça à l’époque. Il y a des gens qui s’entraînaient toute l’année, qui voyaient que leur chambre, qui voyaient pas leurs teammates souvent, et ils débarquaient là-dedans... Il y avait des joueurs très stressés, des joueurs très forts qui ont complètement shuffle en arrivant à Bercy. MiTsu : Je pensais jamais pouvoir vivre ça et je l’ai jamais revécu. Il y a eu d’autres Coupes du monde mais ça n’a jamais été pareil. Au grand jamais en plus, incomparable. C’est pour ça que je suis contente d’avoir gagné cette édition-là, en 2006 à Bercy.
Ozstrik3r : C’est la première fois qu’une équipe féminine française est championne du monde à ce moment-là. T’entends dans la foule les « BTB ! BTB ! », ça gueulait de ouf. L’ambiance était plus folle pour leur match que pour nous contre 3D – normal, c’était la finale. Il y a eu une vraie ferveur pour une équipe féminine en plus, qu’on n’a plus aujourd’hui. MiTsu : Il y a eu un gros boom de la scène féminine. D’un seul coup, on en a beaucoup parlé, beaucoup de médias nous ont suivis et interviewés : France 2, TF1... Des médias pas intéressés par le jeu vidéo, qui là se sont dit « des Français qui gagnent ? En plus, des filles ? » Et puis du fait que ce soit à Bercy, avec cette organisation-là, ils ont commencé à s’intéresser aux jeux vidéo. Donc ça ramène forcément de la visibilité, des sponsors, beaucoup de choses. Beaucoup de joueuses se sont mis au jeu, ou plus sérieusement à la compétition, après avoir vu notre finale. Beaucoup sont nées en 2006 avec notre victoire. J’en suis pas spécialement fière, je ne peux que le constater. Ça me fait sourire, mais ça me rend pas fière. Tout ça, c’était bien, mais je me dis pas « grâce à ce qu’on a fait, on en est là aujourd’hui ». |
9. "400 retombées presse hors Internet"
gOrdi : C’était évident que tous les gros médias allaient venir voir ce qui se passe. C’était à Paris en plus. On en était conscient. Après, chez *aAa*, on était dans notre petit microcosme, on connaissait tout le monde, je pense qu’on s’en rendait moins compte. Peut-être que les orgas ont dû plus le voir. Matthieu Dallon : On a eu 400 retombées presse hors Internet. Dans Le Monde, Libération, des coverages Europe 1, France Info, toute la presse magazine, même la presse professionnelle hardware et jeux vidéo. C’était considérable. Maintenant, pour avoir pas mal de recul, on voit encore très souvent des reportages qui auraient pu être écrits il y a 20 ans. Le traitement de l’esport ne s’est finalement pas tellement renouvelé. Déjà à l’époque, on avait des partenariats avec France Info qui racontait que c’était extraordinaire de pouvoir gagner sa vie en étant joueur professionnel, que c’est violent mais en fait non... Des articles comme ça, j’en ai des kilomètres. gOrdi : Il y avait GotFrag, les Américains, le média référence à l’époque. Je lisais beaucoup GotFrag, ça m’a beaucoup inspiré. Ils étaient deux ou trois, dont Midway, leur rédac’ chef. Je me rappelle que ça m’avait fait bizarre de le voir en vrai alors que je le voyais couvrir les CPL. Je me disais « tiens, qu’est-ce qu’il fait, comment il bosse », c’était marrant. Il y avait aussi des Suédois, des Allemands... Il y avait tout le monde. 2006, c’était quand même une année de ouf pour l’esport, il y a eu plein de gros tournois. Mais l’ESWC était le meilleur, de loin. On devait être sept ou huit d’*aAa* sur place, voire plus. FistOr : Comme c’est en France, pour *aAa*, en termes de coverage, c’était le plus gros événement de l’année. On avait accès au « ring », à la partie centrale où étaient tous les jeux. Mais on était les seuls, avec Esportsfrance, à avoir ces accréditations. Les autres médias ne pouvaient pas rentrer dans le ring. Et ça a râlé de fou ! L’ESWC, c’est le point culminant de toute une saison de lans, qui te permettent de te qualifier à la Coupe de France, puis à la Coupe du monde. Et nous, on faisait vivre ces événements en faisant des coverages, donc je pense que c’était une manière normale de rétribuer l’engagement de la rédaction *aAa*.
Je faisais des interviews au format micro avec Kévin [khqrOn, autre rédacteur d’*aAa*]. Je faisais mes montages, j’exportais dans un format en bonne qualité et je les convertissais ensuite au format FLV je crois, que tu pouvais embed sur des sites Internet. Donc c’était uploadé sur nos serveurs, qui étaient gérés par Cyb, Maxime Valette [futur cocréateur du site VDM]. J’ai gardé toutes mes vidéos de lans, le plus important. J’ai encore des rushs, mais plus jamais j’y foutrais les pieds. Kévin était stressé et avait un anglais un peu dégueulasse. On mettait aussi les vidéos sur YouTube, c’était le tout début, donc il n’y avait quasiment pas de gens dessus. Mais les vidéos ont été retrouvées des années plus tard. On voit Kévin qui en chie, et les gens se sont foutus de sa gueule avec des commentaires horribles sur lui ! Quand ça a été uploadé, on n’avait aucun moyen de savoir que YouTube allait devenir ce que c’est devenu. Il s’est fait jeter en pâture de manière involontaire. Avec BaDGui, le rédac’ chef, c’était à la cool. « Faites du contenu du mieux que vous pouvez » et voilà. Comme on était défrayés, il fallait juste ne pas y aller pour spec’ et rien branler, c’était pas cool pour l’asso’ qui mettait des fonds. Pour le coup, la rédac’ respectait beaucoup plus les dépenses de l’asso’ que les joueurs CS ! lepolac : Il y avait une retransmission à la télé, sur Game One. Il me semble que c’était une première. Il y avait quand même un plateau télé installé à l’ESWC, avec un live. Des caméras qui filmaient en live dans un événement esport, c’était nouveau. Je me souviens du commentateur de Game One avec les cheveux rouges [Tommy], qui était complètement déjanté. Et à la fin du live, ils font une synchro avec des joueurs et des membres du staff qui arrivent. Quelqu’un sort le champagne sur le plateau, il y en a partout. On trouve ça sympa, mais les caméramen sont en train de complètement dégoupiller parce qu’ils ont peur pour leur matériel ! Pour l’époque, ça donnait un stream qui arrivait un peu à montrer l’atmosphère, l’ambiance sur place. Pour les gens qui regardaient, c’était un moyen d’avoir l’impression d’être dans l’événement. Il n’y avait pas Twitch à l’époque, donc c’était ça ou venir directement. MiTsu : Nous, on est là pour jouer, mais les trucs à côté, ça fait quelque chose de grand. On est en 2006, le jeu vidéo, c’est pas développé comme ça l’est aujourd’hui. On se dit qu’il y a la télé, qu’on est à Bercy, tout est surprenant ! Matthieu Dallon : Avant Twitch, on a toujours streamé. En GOTV, devenues des HLTV. C’était plus qu’accepté, c’était quasiment une nécessité pour la communauté d’avoir accès aux HLTV. Donc le gros du stream CS était directement in-game. Et puis pendant plusieurs années, on streamait en RealVideo. Ça nous coûtait une blinde parce que plus t’avais de viewers, plus ça coûtait cher en bande passante et en trafic. Le modèle était complètement inverse. Donc il fallait aussi qu’on trouve des moyens de streamer à coût zéro, et le deal avec Orange, c’était ça : monter une chaîne événementielle. lepolac : Quelque chose qui m’a marqué, c’est que l’événement avait été sponsorisé par Orange. Il me semble que c’était la première fois qu’il y avait une marque non endémique, et une grosse marque. Ces deux-trois dernières années, il y a eu ça, mais en 2006, c’était vraiment tôt. Matthieu Dallon : Avec la chaîne événementielle, tout le live de la journée était sur une chaîne dédiée dans les Livebox, en plus des finales sur Game One. On avait fait plein de choses avec Orange. À cette époque, il nous fallait énormément de lignes ADSL pour satisfaire les besoins du staff et du streaming. Nvidia, c’était le naming sponsor, le sponsor titre. On avait associé la compétition à la marque. ESL avait un deal avec Intel, les World Cyber Games en Asie avec Samsung, et l’ESWC avec Nvidia. C’étaient les trois grands opérateurs endémiques du secteur qui se faisaient la compétition. En non endémique, je crois qu’on avait Mondial Assistance cette année-là, qui est un assureur, et Logitech, avec qui on a fait une souris ESWC en série limitée, qu’on pouvait trouver à la Fnac. On a aussi pas mal bossé avec les éditeurs de jeux. C’était l’une des premières éditions où ils voulaient être parties prenantes de l’événement, en étant plus ou moins sponsors. On avait travaillé avec Sony et Playstation pour la Coupe du monde de Gran Turismo 4, dont la finale était à Bercy. Kazunori Yamauchi, le créateur de Gran Turismo, était là pour remettre les prix. C’était un des premiers moves de Sony dans l’esport.
Il n’y a pas de recette pour convaincre des sponsors. Il faut être très passionné, croire en ses projets, bosser comme un dingue, appeler tout le monde. J’avais pas fait d’école de commerce ou d’audiovisuel, j’ai tout appris avec la bande de potes avec qui on a développé tout ça. On était très innocents et inconscients, on avançait sans trop calculer, et finalement on arrivait quand même à lever les budgets dont on avait besoin. Mais on n’avait jamais assez d’argent. À Bercy, je me souviens avoir été hyper déçu par la puissance des lumières, l’intensité sur les écrans, parce que tu te dis que t’as jamais les moyens de tes ambitions. À l’origine, tu vas chercher tous les euros qu’il faut pour que ça existe, personne ne t’appelle pour te dire « j’ai un million à mettre sur tel truc, tu veux les prendre ? » |
Partie 1 : Et Bercy découvrit l'esport
Partie 2 : BTB, WebOne et atLanteam à l'assaut du monde
Partie 3 : La destinée d'un pionnier
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