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L'armée des ombres : l'observer (2/4)

Page 1: Version française

Joueurs, commentateurs, analystes, tous sont présents et visibles chaque semaine ou presque dans les différentes lans à travers le monde. Mais derrière chacun de ces tournois, qui y a-t-il ? Qui sont ces hommes et femmes de l'ombre qui rendent possibles ces événements et leurs déroulements, qui proposent toujours plus de contenu, en restant derrière les projecteurs ? Que font-ils exactement ? Cette série d'interviews intitulée L'armée des ombres, en espérant que Joseph Kessel ne nous en veuille pas trop de lui emprunter le titre de son roman, vous emmène à la rencontre de quatre de ces personnages. L'esport n'est pas toujours leur gagne-pain, et c'est avant tout animés d'une sincère et profonde passion qu'ils font ça. Car si la scène vit, c'est aussi grâce à eux.

Que faire lorsque sa carrière s'arrête ? Voilà une question que bon nombre de joueurs professionnels doivent se poser le jour où le moment de la retraite arrive. Heather "sapphiRe" Garozzo, forte de ses années d'expérience sur le jeu, avait une réponse presque toute trouvée : elle sera observer, dès que l'occasion se présentera. Un rôle indispensable dans les tournois majeurs et pourtant assez peu connu de tous.

Salut sapphiRe, peux-tu te présenter rapidement et nous dire ton rôle dans le monde des lans de Counter-Strike ?

Mon nom est Heather, et je vis actuellement aux abords de Los Angeles, en Californie. Je joue à Counter-Strike depuis 1999, et je fais de la compétition depuis 2001. Plus récemment, je suis devenue observer professionnelle pour les compétitions de CS:GO.

Tu as un important passé de joueuse, peux-tu revenir sur cette facette de ton histoire, ton historique, tes principales équipes...

J’ai joué dans plusieurs équipes au fil des années. Ma première et plus mémorable équipe était Texas Area Untouchables. Puis j’ai joué pour PowersGaming, Team Pandemic, Evil Geniuses, Hold My Purse, Ubinited, Team Karma et à présent Selfless Gaming.

Il y en a eu d’autres encore, mais celles-là sont les plus importantes.


Championne du monde avec Ubinited lors de l'ESWC 2012

Le rôle d'observer reste au final assez méconnu, pourtant il est essentiel. Peux-tu nous décrire, concrètement, en quoi consiste-t-il ?

L’observer est celui qui contrôle la caméra in-game pendant un tournoi CS:GO, c’est essentiellement le "directeur in-game" de l’événement. Ce que les viewers voient sur le stream, c’est le point de vue de l’observer. Si il n’est pas assez compétent, les fans pourraient manquer beaucoup d’actions importantes. Un observer doit maîtriser les subtilités du jeu, en particulier les maps, les angles et les points de contact. Il doit être capable de naviguer rapidement entre les actions, de mémoriser et de se souvenir où chaque joueur se trouve sur la map, et de s’adapter aux casters et au producteur.

Comment en es-tu venu à découvrir, puis à exercer ce rôle ?

J’ai passé beaucoup de temps, des centaines d’heures par mois, à regarder des démos de Counter-Strike. À l’époque, j’étais analyste sur Counter-Strike: Source (et un peu sur 1.6), et j’ai écrit quelques articles sur les stratégies utilisées par les équipes du top et par certaines équipes montantes.

Grâce à mon expérience en tant qu’analyste et en tant que joueuse pro, j’ai été approchée par Derrick "impulsive" Troung, alors employé par ESL (et désormais manager chez TSM). Derrick avait besoin d’un observer pour les phases de qualification du Major ESL One Cologne de 2015. Comme j’étais sur place, il m’a proposé de tenter l’aventure. J’étais un peu hésitante au départ, parce que je n’avais jamais fait ça pour un événement aussi important. Au final, il s’avère que j’étais plutôt douée dans ce rôle. J’ai réalisé que c’était en fait ce que je faisais depuis plus de 10 ans, quand j’essayais d’analyser les équipes et les matchs. Du coup, la transition s’est faite très naturellement.

Avoir été une joueuse à haut niveau t'aide-t-il pour ce poste ? Par rapport à quelqu'un qui n'aurait pas cette expérience, cela te procure-t-il un avantage ?

Le fait que je sois joueuse pro m’a certainement aidée pour être un bon observer. J’ai également une dizaine d’années d’expérience en tant que journaliste, où j’analysais les démos et les meilleures équipes de CS:Source et de CS:GO. Grâce à ça, j’ai une très bonne compréhension des maps, des angles, des points stratégiques de contact, des équipes et des joueurs. Posséder ce genre de connaissance me permet de réagir plus rapidement à ce que je vois pendant un match, et donc de transmettre au public les actions les plus importantes d’un round.

Quels sont les outils à ta disposition pour remplir cette fonction ? Une sorte de "mini-régie" ?

L’installation dépend de l’organisateur, mais dans l’idéal j’ai avec moi quatre ordinateurs, avec cinq écrans et un co-observer.

Ordinateur 1 : L’outil principal de l’observer – il affiche ce que le public voit en direct pendant un round. En tant qu’observer principal, c’est moi qui contrôle cet ordinateur.

Ordinateur 2 : Une mini-map en plein écran, qui me permet de mieux comprendre le placement des joueurs. C’est ce que je surveille la plupart du temps.

Ordinateur 3 : C’est un ordinateur de secours. Par exemple, si le jeu crash sur mon premier ordinateur, je peux passer sur celui de secours, déjà connecté au serveur, pour éviter une interruption.

Ordinateur 4 : Celui-là est connecté à un serveur GOTV avec un décalage de 10 secondes. Le second observer utilise cet ordinateur pour faire des vidéos replays. Si Skadoodle fait trois kills et que l’observer principal en capture seulement deux sur le stream, le second observer pourra utiliser les trois kills pour faire un meilleur replay.

Écran 5 : Le dernier écran montre ce qu’on appelle le "retour vidéo direct" – ce que le public voit. De cette façon, l’observer peut savoir si son écran est montré en direct ou si la caméra filme les fans, les joueurs, les casters, etc.

Travailles-tu seule ou êtes-vous plusieurs en même temps à occuper ce rôle, pour essayer de ne rien rater ?

Au minimum, j’ai en général un second observer qui m’accompagne pendant les gros événements. Pendant la finale de l’ELEAGUE saison 2, il y avait en tout quatre observers, et c’était la première fois que je travaillais avec ce genre d’organisation. Ça a donné de très bons résultats.

Observer 1 : C’est l’observer principal qui montre l’action en direct en vue à la première personne seulement (avec uniquement 2-3 observers, l’observer principal serait également chargé d’utiliser des vues à la troisième personne, ainsi que des aperçus sur le scoreboard et des gros plans de la map).

Observer 2 : Il circule sur la map pour trouver de bons points de vue à la troisième personne. C’est aussi lui qui affiche les gros plans sur la map et le scoreboard aux moments les plus appropriés.

Observer 3 : Cet observer a la possibilité de changer le point de vue du stream entre l’observer 1 et l’observer 2. Son rôle est de surveiller chaque point de vue en simultané et de passer de l’un à l’autre pour montrer la map et l’exécution des strats sans pour autant manquer les frags.

Observer 4 : Cet observer gère le serveur GOTV en décalé.


Quatre observers en action pour les demi-finales de l'ELEAGUE S2

Finalement, peux-tu vraiment profiter du match et des belles actions ? N'y a-t-il pas un sentiment de frustration à devoir être concentré en permanence sans vraiment pouvoir simplement profiter des belles affiches ?

J’ai la sensation de profiter du match. C’est agréable de sentir qu’on participe à un moment historique. C’est souvent parce que l’observer a choisi de suivre le bon joueur que certains matchs finissent bien classés sur reddit ou qu’on en parle encore pendant des mois. En plus, parce que je suis une énorme fan de CS:GO, je me retrouve souvent à crier des encouragements aux équipes dans la salle de contrôle quand il y a de belles actions. Bien sûr, ça me manque parfois de ne pas être au milieu du public avec mes amis, mais je n’échangerais ma place pour rien au monde.

On connaît l'existence de l'auto-directeur, qui gère tout seul l'action sur la GOTV. Que peut apporter un observer en plus par rapport à cet outil ? Ce dernier possède-t-il toutefois des avantages qu'un observer n'a pas ou ne peut pas (encore) reproduire ?

Quand une GOTV a un décalage de 10 secondes ou plus, l’auto-directeur est plutôt efficace pour montrer les frags. Il sait que l’action a déjà eu lieu, donc il peut rapidement se fixer sur le bon joueur. Mais il a aussi pas mal de défauts. Lors d’un 1v1, l’auto-directeur montrera toujours le joueur qui fait le kill, ce qui gâche complètement le suspense.

De plus, l’auto-directeur peut effectivement montrer autant de kills qu’un observer moyen, mais il ne montrera pas forcément les plus importants. L’observer raconte une histoire, son rôle est de transmettre au public les informations les plus importantes. De ce fait, un observer ne cherche pas nécessairement à montrer chaque kill, parce que ça pourrait finir par désorienter le public. Il doit montrer les kills les plus importants, ce que l’auto-directeur ne peut pas savoir.

Enfin, l'auto-directeur ne sait pas comment réagir quand il n’y a aucune action en cours. Le plus souvent, il se fixera sur le seul CT en train de garder un bombsite alors que les neuf autres joueurs seront à l’autre bout de la map avec cinq terros en train de se préparer à prendre un site.

On a vu, au niveau de la production, que chaque organisateur essaie de faire mieux à chaque événement. Cela affecte-t-il ton rôle ? Ressens-tu plus de pression, plus d'attentes ?

Bien sûr. En particulier quand beaucoup de monde vient assister aux matchs en direct. Si on manque un kill à un moment important, les fans n’applaudiront pas beaucoup parce qu’ils auront seulement vu le killfeed, alors que montrer un 180 no-scope décisif à l’écran peut mener à une standing ovation. Les meilleurs équipes, joueurs, casters et producteurs peuvent bien tous être rassemblés, si on ne montre pas les meilleurs actions en direct, les retours du public peuvent en souffrir.

Tu as pu exercer tes talents lors de l'ELEAGUE, loué pour sa production de qualité, notamment grâce à l'apport de la télévision. De l'intérieur, est-ce réellement différent d'un autre événement ? Qu'est-ce qui change, en mieux ou en moins bien ?

Ce qu’il y a de bien avec l’ELEAGUE, c’est qu’on travaille avec la même équipe et les mêmes installations semaine après semaine. C’est prévisible et répétitif, et c’est une bonne chose. De cette façon, on parvient à prendre un rythme sans avoir à s’inquiéter de la façon dont les équipements fonctionnent, du déroulement du tournoi, etc. On sait ce qui est attendu de nous, et on sait à quoi notre équipement va ressembler et comment il fonctionne. On peut y aller sans avoir à se soucier de se répéter chaque semaine ou à craindre des ennuis techniques.

À côté de ça, d’autres organisations choisissent de nouveaux lieux, du nouveau matériel, voire du nouveau staff à chaque fois. Lors de ces événements, le résultat est parfois formidable et original, mais il y a de plus fortes chances que les choses ne marchent pas comme prévu, qu’on prenne du retard ou qu’on ait besoin de plus de répétitions. Ça ne veut pas dire que je ne veux plus de ces événements-là, parce qu’ils comptent aussi beaucoup pour moi, mais c’est certainement plus motivant d’avoir les mêmes installations régulièrement.

Pour en revenir à l’ELEAGUE, son équipe de production est incroyable. Le staff avec qui je travaille a gagné un Emmy Award pour ce qu’il a accompli pour d’autre événements. Je joue à Counter-Strike depuis 17 ans, et c’est seulement lorsque j’ai amené ma mère à Atlanta pour assister à l’ELEAGUE qu’elle a "enfin compris". L’équipe de production lui a permis de participer aux répétitions et "d’appuyer sur les boutons". Elle a pu constater tout le travail nécessaire pour retransmettre les matchs, et elle a compris que c’était bien plus qu’un simple jeu désormais. L’équipe de l’ELEAGUE est pleine de talent et c’est un honneur de participer à l’organisation de cet événement historique.


Dans les coulisses au moment de la victoire finale d'OpTic

Toujours dans cette dynamique d'évolution, penses-tu que le rôle d'observer est amené à évoluer ? Qu'on attende plus de choses de lui, qu'il puisse gérer plus de choses ?

Lors de mes premiers tournois, j’étais la seule observer, ce qui signifiait de longues journées et beaucoup de pression. A mesure que ce rôle a évolué, l’équipe d’observers a grandi. Comme je le disais plus haut, nous étions quatre observers pendant les finales de l’ELEAGUE Saison 2. J’ai aussi remarqué lors des derniers événements qu’on collabore de plus en plus avec l’équipe qui s’occupe des replays pour créer des vidéos pendant le match, mais aussi après. On travaille aussi avec des analystes comme YNk ou DaZeD, qui vont pouvoir commenter face caméra un clip qui résume les meilleures actions.

Comment définis-tu les événements auxquels tu vas participer ? Tu fais des propositions aux organisateurs, ou ce sont eux qui te contactent ?

Si je suis disponible et que je peux caser ça dans mon emploi du temps (je fais ça en parallèle d’un travail à plein temps sans rapport avec l’esport), j’accepte le plus souvent le poste. J’y suis accro. La plupart du temps, c’est l’organisateur qui me contacte pour m’engager. Mais si j’ai l’opportunité de proposer mes services lors d’un événement, je n’hésite pas une seconde. Je me suis souvent proposée bénévolement pour être observer dans de plus petits tournois ou pour des événements caritatifs, sans être payée. Je trouve important que ces événements-là soient également des succès.

Tu faisais remarquer sur Twitter il y a peu que le statut d'observer était assez précaire. Peux-tu nous en dire un peu plus à ce sujet ? Peut-on vivre de l'activité d'observer aujourd'hui ?

Quand on est plus jeune et encore étudiant, c’est un revenu supplémentaire sympa qui peut permettre de se suffire financièrement quand on habite chez ses parents, par exemple. Je suis plus âgée, mariée, et j’ai récemment obtenu mon master, donc je suis à un moment de ma vie ou être observer ne suffit pas pour payer les factures. Mais c’est tout de même agréable d’avoir quelques revenus supplémentaires grâce au travail que j’accomplis. Je ne pensais pas être un jour payée pour. J’ai fait ça bénévolement pendant des années, à financer par mes propres moyens les voyages jusqu’aux lans et à créer du contenu intéressant pour les fans. C’est une bonne chose de savoir que désormais, on paye mes déplacements.

Tu travailles finalement "dans l'ombre" : ton travail permet aux spectateurs / viewers de vivre le match, mais tu n'es presque jamais mise en avant. Ce manque d'exposition, de reconnaissance, ne te dérange-t-il pas ?

Ça ne m’a jamais vraiment gênée. Cela étant dit, je pense que les organisateurs font de plus en plus d’efforts pour reconnaître le travail des observers. J’apprécie vraiment qu’un observer soit annoncé dans les "talents" au même titre que les casters. Je suis tout particulièrement reconnaissante à des événements comme le Major MLG ou les IEM Oakland, qui ont pris la peine d’ajouter les photos des observers à la liste des talents. D’autres tournois nous mettent en avant en affichant "Observé par : @sapphiReCSGO" sur une image de fond avant que le match ne commence.

Cela étant dit, on reste essentiellement des inconnus pour la plupart des fans. Comme notre travail n’est pas très reconnu, j’essaye de créer pas mal de contenu "en coulisses" pour que les fans prennent connaissance de ce que nous faisons. Ce n’est pas que je souhaite devenir populaire, mais je trouve important que les gens sachent comment fonctionne l’organisation d’un tournoi. Lors de récents événements, j’ai interviewé un certain nombre de membres du staff présents en coulisses. J’ai créé des vidéos "métiers de l’esport" pour montrer à ceux qui aspirent à travailler dans ce milieu le nombre d’opportunités qui existent réellement.

Pendant les IEM Oakland, on m’a demandé de venir sur scène et de faire un questions-réponses au côté d’Anders. Dans ma tête, je me suis dit "Cool, personne ne va me poser de questions puisque je serais assise à côté d’une légende". J’ai été impressionnée par le nombre de questions que les gens se posaient sur les observers. C’est excitant de voir qu’il y a de plus en plus d’intérêt manifesté pour le travail que des observers talentueux et moi-même accomplissons semaine après semaine.

Un grand merci à sapphiRe pour l'interview, à Miles pour la traduction et à Elnum pour la bannière.

Crédits photos : sapphiRe

Vous pouvez retrouver les autres interviews de la série : l'administrateur - l'organisateur - la photographe

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